Un bug dans la matrice
Attention : ce texte contient plusieurs spoilers sur l’identité de plusieurs personnages ainsi que certains aspects du film.
Après plus presque vingt ans voilà que revient une des sagas cinématographiques qui a le plus enflammé la toile depuis 2003. Beaucoup d’encre a coulé sur Matrix et ses deux suites. D’un côté les fans qui aiment encore plus la franchise et qui ont appris à aimer Reloaded et Revolutions. De l’autre, ceux qui ont quitté le navire, dégoutés par la direction prise par le deuxième et troisième opus. Un véritable carnage sur le net, avec des débats enflammés, beaucoup de déçus, et certains fans qui sont restés fidèles au poste malgré la haine déversée sur le diptyque de 2003. Les Wachowskis, elles, sont partis vers d’autres horizons, avec malheureusement que des déceptions au box-office et des critiques par tendres. Après la rumeur d’un nouvel opus scénarisé par Zack Penn avec Michael B. Jordan en Morpheus, c’est finalement Lana Wachowski qui revient seule aux affaires, Lily n’ayant pas vraiment envie de revenir à Hollywood et n’étant de toute façon pas intéressée par le projet. Mais Lana Wachowski n’est plus la même personne, et plus la même réalisatrice. Elle n’a pas les mêmes envies, pas les mêmes besoins en tant que réalisatrices, elle ne mène pas le même combat dans ses films ou séries, et elle ne travaille plus avec les mêmes personnes. Pas étonnant du coup de constater l’absence d’une grande partie de l’équipe technique des premiers Matrix. John Toll succède à Bill Pope, qui se sépara des Wachowski après le tournage éreintant de Matrix Reloaded et Revolutions, ce qui évidemment amène une nouvelle identité visuelle à la franchise. Inutile donc de chercher la fameuse photographie de 1999/2003, on navigue ici dans quelque chose qui se rapproche tout de suite plus des travaux des Wachowski depuis 2015. Le tournage numérique est une première pour la saga, avec un rendu beaucoup plus coloré et lisse, dans la droite lignée d’un Jupiter Ascending ou même Sense8. Don Davis n’est plus, délaissé par les sœurs pour une raison inconnue même de lui-même (« I think they just kind of outgrew us. » dit-il au Hollywood Reporter en 2019) et c’est Tom Tywker et Johnny Klimek, compositeurs de Cloud Atlas et Sense8 et fidèles associés des sœurs Wachowski, qui ont la lourde tâche de prendre la relève à la musique. Enfin, le légendaire Yuen Wo-Ping ne répond pas à l’appel pour chorégraphier les combats, et John Gaeta ne supervise pas les effets spéciaux. Autant dire que dès le départ on sait qu’on n’aura pas exactement la même soupe, que cela soit visuellement ou musicalement, soit deux aspects sur lesquels Matrix a fait très forte impression et avait sur se démarquer, allant jusqu’à engendrer de nombreuses copies de leur style par la suite (l’expression « à la Matrix » n’existe pas pour rien). Pour autant, très peu sont les films qui ont réussi à copier la formule visuelle Matrix sans tomber dans le ringard. Elle était là la force des Wachowski : on a l’impression qu’elles étaient pile à l’heure pour donner un coup de pied dans la fourmilière du cinéma, juste avant que les mêmes figures de style deviennent ridicules.
Ce n’est désormais plus un secret pour personne : les Wachowski ont toujours œuvré pour un cinéma qui parle d’ouverture de l’esprit, de choix, de perspectives, et de connections. Avec Resurrections, Lana Wachowski prône une nouvelle fois la non-binarité de l’art. Les signaux sont constants et évidents : le jeu sur lequel Thomas Anderson travaille s’appelle Binary, les personnages doivent encore une fois faire des choix qui n’en sont pas vraiment, et certaines figures classiques de la franchise voient leur image changer. Smith n’est plus un agent en costume mais un chef d’entreprise cool et beau gosse, et Morpheus s’avère être le mélange de deux personnalités programmées : Morpheus et Smith. Vous pensiez tout savoir des règles de la Matrice ? Lana Wachowski vous dit que non. La réalisatrice n’est pas là pour utiliser exactement le même code, mais plus pour le tordre jusqu’à ce que les barrières se brisent, quitte à larguer (encore une fois) une partie des fans. Une orientation qui était déjà là en 2003 avec Reloaded, film trainé dans la boue à sa sortie à cause de ses choix drastiques et clivants. La réponse de Lana Wachowski ? Matrix Resurrections, où le film qui parle de Matrix dans Matrix.
Si déjà-vu et pourtant totalement faux
L’utilisation du meta dans Resurrections est constante dans tout le film, avec des flashbacks, des personnages qui parlent de Matrix dans Matrix ou qui nous parlent indirectement. Et si les premiers films n’étaient pour ainsi dire pas vraiment des films muets, ils étaient beaucoup moins gentils avec le spectateur. Ce n’est pas un hasard si Reloaded, l’opus le plus bavard et metaphysique, s’est pris une volée de bois à sa sortie. On parlait de choix, de dogme, de révolution spirituelle, du libre arbitre, de notre relation avec les machines, des mythes, mais tout cela restait assez diffus pour bien des gens à la sortie. Ici le dialogue est passé au détecteur de sous-texte pour que toutes les cartes soient données avec le manuel d’instructions. Les personnages récitent leurs dialogues tout haut parfois sans aucune subtilité au cas où le spectateur ne comprendrait pas (le Mérovingien tient la palme des pires dialogues lors de son embarrassant caméo), un peu comme si Lana Wachowski ne nous faisait plus confiance. Une sorte de film en colère qui du coup se sabotage tout seul en enlevant toute la substantifique moelle de Matrix. Vous ne comprenez pas que Jonathan Groff est le nouveau Smith ? Pas de problème, on va vous mettre des images subliminales à chaque fois. Vous ne comprenez pas que l’opérateur communique du monde réel ? Aucun souci, on va faire en sorte qu’il soit visible dans la matrice quand il parle. C’est toute une partie du film qui a l’air d’avoir été créer en réponse aux deux derniers opus. Il ne faut pas donner la même chose au spectateur, du coup on va faire comme tout le monde. Les premiers Matrix ont pour eux d’être avant tout de formidables films d’action, ce qui avait pour effet de créer un plaisir immédiat. On peut passer à côté des différentes couches narratives et pourtant prendre du plaisir devant eux. Il n’y a ici aucun plaisir immédiat ; les enjeux sont réduits au strict minimum et la partie action n’est pas du tout à la hauteur des anciens.
Évidemment, sans Yuen Wo-Ping a la barre les combats prennent un sacré coup (sans jeu de mots). Pas très bien chorégraphiées et surtout jamais vraiment bien mises en scène, les joutes physiques sont à des années lumières des trois premiers films. La caméra semble rarement placée au bon endroit, le cadre est tremblotant, et le montage est parfois très problématique. La première rencontre entre Morpheus et Neo est assez révélatrice des problèmes techniques de Resurrections : quand le SWAT débarque dans les toilettes en tirant à tout va, la gestion de l’espace devient catastrophique. Neo fait demi-tour et une demie seconde après il semble se retrouver nez à nez avec un autre agent qui fait feu. Sauf que sur le plan large qui suit on ne voit pas ce fameux deuxième agent contrairement à ce que le plan précédent suggérait. Quand Morpheus court et se met à tire, on n’aura pas de contre-champ sur l’impact et l’agent qui meurt, du coup son changement de direction pour tuer l’autre est sur le coup incompréhensible.
de gauche à droite
Le film contient plusieurs moments de cet acabit. Sur internet, certains fans se sont insurgés et déclarent que si l’action n’est pas terrible, c’est que c’est fait exprès et que ce n’est pas ça qui intéresse Lana Wachowski de toute façon. On pourra alors rétorquer que le film contient mine de rien six scènes d’action (dont un climax en trois temps), ce qui est loin de montrer un désintérêt total pour cette partie. Lana Wachowski aurait pu faire le choix de faire un anti-Matrix, avec très peu d’action et quelque chose de plus cérébrale qui prend le fan à revers, mais ce n’est pas le cas ici. On constate seulement que l’action est aussi présente (quatre scènes dans la première heure mine de rien) que visuellement assez triste, inintéressantes malgré quelques idées jamais vraiment exploitées (une fusillade qui change de décor, une baston générale qui se dégonfle dès qu’elle commence, une poursuite finale qui se termine trop tôt) et finalement loin des standards de la franchise. On peut comprendre que Keanu Reeves, malgré sa bonne volonté (s’il y a une chose qu’on ne peut reprocher à l’acteur c’est d’être impliqué quand il faut s’entraîner) approche de la soixantaine. Est-ce pourtant la faute de Keanu Reeves ? Même pas, l’acteur étant entouré de toute une galerie de nouveaux acteurs jeunes et motivés qui se battent à ses côtés. Rien n’y fait : la mise en scène sabote tout le boulot des combattants, pas aidés par des chorégraphies il est vrai pas très inspirées ni excitantes. Fini les longs plans dans lesquels les acteurs enchaînaient les chorégraphies made in Wo-Ping ou le découpage au cordeau, ici tout est soit constamment filmé de près, soit avec une caméra portée au rendu assez désagréable, soit d’un angle bizarre, avec de nombreuses coupes et des poings d’impact qui sont souvent hors champ ou coupés par un changement d’angle. Un comble pour quelqu’un nourri aux films de combat de Hong Kong. Un choix incompréhensible, surtout quand on voit que même sans Yuen Wo-Ping les Wachowski avaient su réitérer ce même style de mise en scène (le fameux zoom lors d’un coup décisif) en trente secondes dans par exemple Speed Racer avec un acteur pas vraiment habitué aux rôles physiques.
Mise à jour
Il s’est passé soixante ans depuis Revolutions, et les machines ont depuis évolué. La trilogie originelle montrait comment les machines devenaient de plus en plus humaines ? Resurrections fait un saut dans le futur et nous montre des programmes qui sont désormais égaux en termes d’émotions. Le personnage de l’analyste est ainsi très éloigné de son ancêtre l’architecte. L’architecte était un vieil homme assis dans une grande salle blanche, très calme, très mécanique dans sa diction et ses réactions, souvent comparé à un être hors du temps, Dieu le père en quelque sorte. L’analyste de Neil Patrick Harris est une figure du mal beaucoup plus bouffonne dans son interprétation. Le personnage rigole, sourit, se moque une fois son identité dévoilée. Il n’y a plus rien de robotique ou d’étrange dans son image contrairement à l’architecte. Et c’est là que cette idée devient une fausse bonne idée ; en faisant des programmes des êtres tout aussi humains que nos héros, Lana Wachowski leur enlève toute étrangeté. C’est cette barrière, cette différence, qui rendait les antagonistes de Matrix dangereux. C’est ce sentiment de voir des êtres humains, mais avec ce je-ne-sais-quoi qui dérange. Après tout ne dit-on pas qu’on a peur de ce qu’on ne comprend pas ? Jonathan Groff joue un Smith très différent de celui de Hugo Weaving (et c’est normal, ce n’est pas la même version de Smith), mais il paraît trop amical, trop sympa, trop propre. Weaving jouait un personnage très reptilien, très calme même dans ses excès de fureur, avec une diction inoubliable, et c’est ce qui le rendait dangereux à l’écran. Groff effectue un travail formidable par intermittence, mais se heurte à la direction d’acteur approximative de Lana Wachowski. La réalisatrice l’a dit plusieurs fois : elle a beaucoup improvisé sur le tournage, sans trop donner aux acteurs et actrices de directives. On se retrouve alors avec une interprétation par moment confuse. La première scène entre Keanu Reeves et Jonathan Groff est formidable ; Groff oscille entre un jeu qui se calque sur celui de Weaving (il faut voir la façon dont il dit « différent faces », c’est très subtile mais admirablement bien fait) et sur quelque chose de différent et de très cool/marketeux, comme si Smith était bien à l’intérieur et essayait de s’échapper de ce nouveau corps. Mais par la suite Groff et Lana semblent ne pas avoir fait de choix. Smith est cool, plutôt gentil (il l’appelle « Tom » et plus « Monsieur Anderson ») et ne semble jamais vraiment être une véritable menace pour nos héros au final, jusqu’à une dernière scène qui fait plus penser à Top Gun qu’à Matrix. Il est Smith, mais pas vraiment. La même remarque peut s’appliquer au nouveau Morpheus joué par Yahya Abdul-Mateen II. Il est un mélange de deux forces opposées, Morpheus et Smith, mais on n’a jamais cette impression. Il ne se calque ni sur le jeu de Lawrence Fishburne ni sur celui de Hugo Weaving, ni sur un mix des deux, et cet aspect ne sera jamais vraiment utilisé ni utile. Pourquoi alors ne pas avoir créé un personnage original au lieu de nommer ces deux icones de la franchise ? Là encore difficile de comprendre le choix de Lana Wachowski et des scénaristes.
Resurrections marque l’arrivée d’un autre changement dans l’univers Matrix. Avec cette nouvelle version de la matrice, les agents ne sont désormais plus les ennemis tant redoutés par nos héros. À la place ce sont les « bots » qui font leur apparition en tant que nouvelle menace, l’analyste pouvant désormais prendre le contrôle de n’importe quel être humain dans la matrice afin de stopper les protagonistes. Sur le papier l’idée est très intéressante : en 1999 la menace était les institutions, les cravatés qui servaient un pouvoir plus grand qui cherche à contrôler le monde. Avec les bots c’est désormais n’importe qui qui peut être un potentiel danger. Ce n’est plus le système qui est un danger, mais nous, toutes ces personnes qui profitent du système mais qui n’hésite pas à le tordre. La fameuse génération internet qui a tant vanté les mérites de Matrix mais a aussi voulu sa destruction. Mais il y a deux problèmes : le premier, c’est que cette thématique était déjà là avec les agents étant donné que n’importe qui peut être un agent.
« Des hommes d'affaires, des enseignants, des avocats, des charpentiers, c'est avec leurs esprits que l'on communique pour essayer de les sauver, mais en attendant, tous ces gens font quand même partis de ce système. Ce qui fait d'eux nos ennemis. Ce qu'il faut que tu comprenne, c'est que pour la plupart ils ne sont pas prêt à se laisser débrancher, bon nombre d'entre eux sont tellement inconscient et désespérement dépendant du système, qu'ils vont jusqu'à se battre pour le protéger ! […] toute personne que nous n’avons pas débranchée est potentiellement un agent. [...] A l'intérieur de la Matrice, ils sont à la fois tout le monde, et personne. » Morpheus
Le deuxième, c’est que la menace perd grandement en iconisation et en efficacité dans le récit. L’agent est une figure du mal qui est tout de suite reconnaissable par son look et son attitude. Et l’agent fait peur. Dès le premier film on nous explique (et surtout on nous montre) que l’agent est plus fort, plus rapide, instoppable, une sorte de machine à tuer qu’on ne peut tuer.
« Un conseil : si tu vois un agent, tu fais comme nous, tu cours. Cours, aussi vite que tu peux. » Cypher
Les bots eux, ne sont finalement que des bots donc, c’est-à-dire qu’ils ne font que courir bêtement comme des zombies avant de se faire tuer la seconde d’après. Ils ne sont pas plus forts, ne sont pas capable de défoncer à la main un mur de béton, on peut les tuer en les criblant de balles, par conséquent on ne comprend pas bien l’intérêt de ce choix. L’analyste a beau dire que c’est plus « fun » et que copier un agent est embêtant, il n’en est rien : les bots ne sont jamais une vraie menace pour nos héros (d’ailleurs personne ne meurt dans le film).
Pourquoi faire du neuf avec du vieux code ?
Au fond le gros problème de Resurrections, c’est que Lana Wachowski semble nous dire qu’elle a fait un choix sans jamais vraiment en faire. Un paradoxe étrange et frustrant dans lequel on nous assène souvent « vous voulez la même chose ? Eh ba non » mais dans lequel on est au final un peu perdu, avec des repères qui pointent dans des directions connues ailleurs. Plus que jamais Lana Wachowski traite de la non-binarité, mais en refusant de prendre clairement position elle va à l’encontre de tout ce que Matrix avait installé dans les mœurs il y a maintenant deux décennies de cela. Quand l’analyste parle aux deux élus à la fin, ce n’est plus l’architecte qui parle à Neo (et donc les réalisatrices qui parlent au spectateur), c’est le public qui parle à Lana Wachowski en disant « Ils veulent être contrôlés. Ils recherchent le confort de la certitude ». Il y a une claire inversion des rôles. Trinity et Neo répondent qu’ils veulent tout remodeler pour montrer ce qu’un esprit libre peut faire en ayant une seconde chance. Une façon de remercier le public, ou une petite pique provocatrice en réponse à la réception de Reloaded et Revolutions ? Probablement un peu des deux. Quoiqu’il en soit cette fausse prise de position s’avère problématique, car en voulant faire quelque chose de « différent », et c’est tout à son honneur, Lana Wachowski ne fait au final que s’aventurer sur le terrain des blockbusters récent, scène post-générique drôle à l’appui. Car oui, il y a désormais de l’humour dans Matrix. Pas beaucoup, mais suffisamment pour étonner et marquer, surtout que les fameuses blagues sont parfois douteuses et très mal insérées dans la narration (le « I know kung fu » réduit à une pauvre punchline pas drôle amenée n’importe comment, Neo qui n’arrive pas à voler avec contre-champ sur Trinity qui lève les yeux aux ciels, la dernière apparition de Smith qui est complètement annihilée par une blague…). Au fond Matrix était le film parfait pour rappeler ce qu’était que le cinéma d’action « avec idées » dont parlent les frangines. Ce sont des blockbusters qui ont exercé une forte influence sur la façon dont le langage cinématographique pouvait être utilisé, mais c’étaient pratiquement les seules qui ont réussies à faire ce qu’elles faisaient, comme si elle avait trouvé le parfait équilibre, la recette secrète que personne n’arrivait à percer. Ce sont des films uniques, qui ne ressemblent à rien d’autre. Aujourd’hui, Lana Wachowski a toujours des choses à dire, mais ne les dit pas de la même façon. Malheureusement Matrix Resurrection est un film de son temps, qui ne sait pas trop sur quel pied danser, entre respect des anciens films et coup de coudes aux blockbusters de ces dix dernières années. Quelque part Matrix a perdu de sa singularité pour quelque chose de plus accessible (le film mâche beaucoup le travail pour le spectateur à travers les dialogues). Un véritable paradoxe filmique étrange, frustrant, en partie passionnant mais aussi triste. Lana Wachowski a fait son choix. Le plus dur pour nous, c’est de comprendre ce choix.