Introduction
Dans l’obscurité de la salle un bruit lointain se fait entendre, suivi par un personnage qui tel un fantôme apparaît à l’écran de façon abrupte dans la pénombre, presque comme s’il venait d’être téléporté sur le siège. Les bruits ambiants se font d’un coup plus forts, limite assourdissants, et le plan qui suit est à la première personne. Le spectateur ne s’y attendait pas, mais il vient littéralement de prendre la place de Neil Armstrong. La caméra tremble, comme si elle était sur le point d’exploser. Dans le chaos ambiant on distingue par intermittence une silhouette, celle d’Armstrong, secoué dans tous les sens dans le cadre et qui tente tant bien que mal de contrôler l’appareil. Aucune musique, aucune parole de la part de Neil, juste une succession d’images qui montrent les manœuvres d’Armstrong. Pas un seul plan large à l’horizon, tout au mieux une caméra qui reste collée à la carlingue malgré un point de vue extérieur. Tout à coup, le silence. Plus un bruit, les images parlent d’elles-mêmes. Après un bref moment de repos vient la panique, toujours dans un silence religieux. Une manœuvre plus tard, l’avion amorce sa descente dans un brouhaha infernal. Le métal se tord, la moindre vis semble sur le point de lâcher, l’habitacle semble crier sous le poids de l’effort. Finalement l’avion se “pose” presque par miracle. Quelques secondes plus tard, le choc est passé, le silence est revenu. Neil est sain et sauf. “I’m down” lance-t-il, ses premiers mots en cinq minutes. Le spectateur était venu voir un film inspiré de l’histoire de Neil Armstrong, une biographie en quelque sorte. Et pourtant, il vient de vivre quelque chose d’inattendu dès le début : une scène d’action. First Man ne serait-il donc pas une énième biographie adaptée au cinéma ? C’est mal connaître Damien Chazelle, réalisateur de Whiplash et La La Land, qui compte bien s’approprier un sujet au premier abord très banal et déjà vu.
«C’est un film qui tente de transformer les rêves en réalité, un peu comme La La Land et Whiplash […]. Je voulais aussi donner une idée du travail à accomplir pour devenir astronaute, ce que les films ont tendance à ne pas montrer - les mains moites, le vomi sur la chemise, son aspect sale, rugueux et de bric et de broc. Lorsque j'ai vu pour la première fois l'une de ces capsules pour de vrai, elle était tellement moins belle que je ne l'avais imaginée. Je ne resterais même pas dix minutes dedans, encore moins s’il fallait aller jusqu’à la Lune. Je voulais que le public se sente comme s'il était à l'intérieur de cette capsule, hurlant pour en sortir. " Damien Chazelle pour the Guardian
« J’ai toujours été allergique à cette tendance : les films historiques ou les bopics qui montrent les vraies personnes. Pour moi c’est un peu… C’est être un peu défaitiste. Genre, pourquoi… Deux heures d’imitation pour montrer la réalité à la fin ? Je ne voulais pas faire ça […]» Damien Chazelle
De vie à trépas
Au premier abord on pourrait croire que First Man est une commande pour Chazelle, un film de studio sur lequel le cinéaste serait venu pour poser sa patte et expérimenter. Pourtant, c’est Chazelle lui-même qui a courtisé le scénariste Josh Singer (Spotlight, Pentagon Papers) après la sortie de Whiplash. Le réalisateur, trop occupé par la préparation de La La Land, demanda à Singer si le projet l’intéressait et s’il voulait l’aider pour ses recherches concernant Armstrong. C’est donc finalement un film plus personnel qu’il n’y paraît, Chazelle établissant un partenariat avec Singer pour mener la barque à deux. Ce qui intéresse Singer et Chazelle sur First Man est d’utiliser leur connaissance du personnage de Neil Armstrong pour en faire quelque chose d’extrêmement cinégénique. Si Singer a évidemment fait de très longues recherches sur Neil et son histoire, c’est le traitement de cette dernière et plus précisément l’attention portée sur plusieurs aspects qui font de First Man un film singulier. Difficile en effet à la vue des bandes-annonces et de la campagne marketing en général de se rendre compte que First Man est un film sur le deuil, un long métrage où la mort semble rôder et est prête à frapper à n’importe quel moment. En ce sens on pourrait presque dire que First Man est l’équivalent de Whiplash, avec ce côté très physique et viscéral de l’effort, à la différence que J.K. Simmons serait remplacé ici par la mort elle-même. Chazelle n’a jamais manifesté un grand optimisme à travers ses films et met toujours un point d’honneur à rendre le tout très mélancolique. À la fin de Whiplash le personnage de Milller réussit à atteindre son objectif, mais a oublié son humanité. Dans La La Land, Mila et Sebastien atteignent finalement le firmament mais ont dû faire d’énormes compromis. Chazelle suit encore une fois cette logique avec un personnage principal prêt à tout pour atteindre un rêve, mais en fait quelque chose de profondément triste. Si Armstrong arrive en effet à aller sur la Lune il n’en tire aucune gloire. Selon eux, Neil était un homme taciturne qui ne se considérait pas comme un héros. Au contraire, on apprend plus tard que la raison de cette mission était beaucoup plus personnelle et on voit qu’Armstrong ne revient pas indemne de ce voyage. Il est comme un extraterrestre, prisonnier de l’autre côté de la glace et séparé de l’humanité. Pour Chazelle et Singer, le deuil est quelque chose d’éternel dont on ne guérit vraiment jamais. Paradoxalement ce sont les nombreuses morts et le deuil qui poussent Neil à surmonter les obstacles et semblent le motiver dans son obsession.
“Le film est dur. Comme la vie de Neil. Dès qu’il connaît le bonheur, les ténèbres l’engloutissent et la mort le rattrape.” Damien Chazelle
À cause de cet événement tragique en début de film le personnage de Neil Armstrong se fermera aux autres, devenant presque un autiste obsédé par un but précis, précisément comme celui de Miles Teller dans Whiplash, lui aussi en constante recherche d’accomplissement mais en se coupant de sa famille. Cependant, si le Armstrong de First Man semble dénué de toute émotion, c’est surtout parce qu’il tente de les fuir après la fameuse tragédie. La femme au foyer est ici la seule lueur d’espoir qui tente tant bien que mal de reconstruire un semblant de vie et l’éternel cliché de la femme au foyer qui passe son temps à se plaindre trouve ici une nouvelle résonnance. Chaque acte sera porteur de décès rendant ce combat de plus en plus dur au fur et à mesure que le film avance et faisant d’Armstrong une figure presque fantomatique, impression renforcée par ces adieux tout sauf déchirants lors desquels Armstrong parle à ses fils comme il parlerait à des journalistes en récitant un texte par cœur. Les émotions n’ont ici pas leur place et c’est justement le refus de ces dernières par Armstrong qui rend la scène du cratère si bouleversante. Le personnage craque alors et pour la deuxième fois depuis la mort de sa fille au début laisse exploser tout son chagrin en laissant son humanité dans le vide spatial.
“La nuit a un côté très fantomatique, c’était voulu. J’ai commencé à apprécier l’idée de plus en plus au fil de la préparation et du tournage. C’était l’idée qu’il y avait une histoire de fantômes planant au-dessus de l’histoire principale. C’est ce que semblait dire la Lune. L’idée de la mort et du deuil et que les défunts de vont nulle part. On sent leur présence, celle de Karen sur la balançoire, celle d’Ed à la télé, ou une photo d’Elliot See. Les pertes s’accumulent mais ne disparaissent jamais. On ne tourne jamais la page. La Lune pourrait en être l’expression symbolique. Damien Chazelle
Décrocher la Lune
Difficile de parler d’un film de Chazelle sans évoquer sa mise en scène tant le bonhomme a su prouver par le passé qu’il avait de l’idée quand il s’agissait de mettre en boîte ses histoires. Car tout comme ses précédents films, First Man n’est que ça : de la mise en scène. L’approche de Chazelle est cependant très différente de ses anciens travaux et il est difficile de voir des similarités avec Whiplash ou La La Land. En creusant un peu, on découvre qu’une scène, la dispute lors de laquelle la femme de Neil lui demande d’annoncer son départ à ses enfants, contenait en fait son plan signature : le fameux whip pan entre deux personnages. Ce n’est que plus tard que Chazelle et son monteur Tom Cross ont décidé de couper entre chaque mouvement de caméra pour une question de rythme.
Cet effet de style mis de côté, on voit mal comment on pourrait rapprocher First Man de ses deux derniers films. Chazelle troque son style coloré et appliqué pour quelque chose de plus brut, un cinéma-vérité qui se rapproche beaucoup du style de Paul Greengrass avec cette caméra qui semble constamment chercher les personnages (le réalisateur cite d’ailleurs Vol 93 et Captain Phillips en modèles dans le commentaire audio). Point de longs travellings ou de plan-séquence ici, Chazelle cherchant moins à mettre en boîte le plan qui tue qu’à raconter son histoire avec le strict minimum, dans un style très proche du documentaire avec beaucoup d’improvisation lors par exemple des scènes familiales. Épurer le plus possible la mise en scène sur la terre ferme, tel est le projet de Chazelle. Dans l’espace, Chazelle décide d’opter pour une réalisation bien loin de l’imagerie épique véhiculée par les films de conquêtes spatiales. Le parti pris de Christopher Nolan sur Interstellar et Dunkerque est ici encore plus accentué, Chazelle limitant le point de vue du spectateur à celui d’Armstrong pour un résultat immersif et sensitif. Ce qu’Armstrong ne voit pas, le spectateur ne le voit pas non plus. C’est donc dans une claustrophobie ambiante que les scènes spatiales se déroule, avec là encore une caméra sur le qui-vive et une succession de gros plans sur les instruments afin de donner des informations au spectateur sans montrer ce qui se passe à l’extérieur.
“Le plus gros défi en matière de récit, de tournage et de montage, c’était la règle qu’on s’était fixée : la caméra ne s’éloignerait jamais de l’appareil. Les extérieurs seraient donc filmés depuis l’intérieur. On n’aurait jamais de plan omniscient ou large, où on pourrait les voir. Par exemple, là (scène d’ouverture) son avion est à la verticale, il monte. On peut suggérer ça avec des plans depuis l’intérieur. On peut le suggérer avec sa silhouette à 90 degrés. Mais on ne le voit jamais de loin, et le plus délicat c’est quand il rebondit. Il faut communiquer clairement sur ce qui se passe, cette tentative de descendre puis traverser l’atmosphère sans le bénéfice d’extérieur réels ni de plans larges. Il faut juste compter sur l’altimètre, les jauges et les vues par la fenêtre. Des vues limitées que Neil lui-même avait.” Damien Chazelle
Tout comme Whiplash et La La Land, First Man est donc un nouvel exemple de l’approche visuelle particulière de Chazelle. Si le cadre paraît beaucoup plus étroit, le réalisateur maîtrise toujours ses mouvements de caméra et la façon dont les éléments bougent dans le cadre. Pas étonnant pour un metteur en scène qui est passé maître dans l’art du mouvement dans son cinéma. Ici, un gros plan sur un cadran suggère un changement brusque de direction alors que le spectateur lui-même ne voit pas ledit mouvement. Par le biais du montage et de simple données visuelles Chazelle suggère presque plus qu’il ne montre, rendant certaines scènes terrifiantes plus qu’excitantes. Cependant, les moments de contemplation ne sont pas totalement absents, au contraire. Si Chazelle tient à rendre le sentiment de claustrophobie des astronautes palpables, il s’autorise quelques moments plus contemplatifs, voir oniriques. La scène d’arrimage dans l’espace apparait ainsi presque comme un ballet un court instant, la musique de Justin Hurtwitz et le fameux thérémine accompagnant des images dévoilant la navette de l’extérieur évoluant avec élégance dans l’espace. Même chose avec l’alunissage à la fin, où la musique très présente et quelques plans très larges ne font que renforcer cette sensation de danse entre les images.
L’envie de Chazelle de proposer quelque chose de sensitif et viscéral apparaît encore plus évidente vers la fin lors de l’arrivée sur la Lune. En passant d’un format cinémascope en caméra portée à un format Imax aux mouvements de caméra très lents, le réalisateur surprend et entend bien bouleverser nos repères. Pour l’anecdote, lors de la première projection test du film, une dispute éclata presque entre deux spectateurs. En effet, le silence religieux qui règne alors dans la scène à ce moment précis provoqua l’étonnement d’une spectatrice qui croyait qu’il y avait un problème de son dans la salle et le fit remarquer plusieurs fois avant qu’un homme lui fasse comprendre que c’était voulu. Le grain si particulier du tournage en 16 mm laisse place à la très haute définition de l’Imax et un rendu numérique très propre et l’ambiance change drastiquement. L’action tonitruante n’est plus, seules restent les images et rien que les images. La mise en scène devient extrêmement contemplative, presque comme si après toutes ces épreuves le spectateur et Neil pouvaient enfin respirer. Jamais on ne reviendra sur le centre de commandes de la NASA pour voir la classique scène d’engouement général et on ne verra pas le fameux planter de drapeau. Un choix qui fît grand débat aux États-Unis (Trump lui-même a avoué être déçu et bouder le film à cause de ça), alors qu’il est pourtant en totale cohérence avec le reste du film et ce qu’il raconte.
Bonne ou mauvaise étoile ?
Ce refus de proposer quelque chose de trop familier se retrouve même dans l’utilisation des effets spéciaux, qui reposent sur des techniques inédites vu la propension d’Hollywood à faire dans le tout CGI depuis des années. Ici point de vaisseaux créés de A à Z via un ordinateur mais de vraies maquettes qui se déplacent devant d’énormes écrans LED. Aucun fond vert à l’horizon, un parti pris qui rappelle également Interstellar, pour lequel Nolan avait refusé de se reposer sur les CGI pour rendre ses séquences spatiales inédites. Les différents making of sont d’ailleurs passionnants et montrent bien l’importante logistique déployée pour atteindre un tel rendu.
Malgré un réalisateur oscarisé, un acteur bankable et une campagne marketing solide First Man ne fut pas un grand succès, au contraire. Si la critique a salué le film de Damien Chazelle le public lui, n’a pas été plus motivé plus que ça pour se déplacer en salle. Est-ce justement ce parti pris visuel et scénaristique qui a fait peur aux spectateurs, la peur de se retrouver devant quelque chose d’inattendu, ou même un sujet au départ pas si glamour que ça qui a rebuté ? Difficile à dire tant Chazelle semble faire tout l’inverse de ce qu’on pourrait attendre de lui. Plus qu’un énième “film de la maturité” First Man représente pour Chazelle une réelle prise de risque, une biographie qui n’en est pas vraiment une dans laquelle les instigateurs n’hésitent pas à prendre des libertés pour narrer leur histoire de la façon la plus intéressante possible. Et quand bien même le film traine quelques défauts (dont une durée qui aurait peut-être méritée d’être plus resserrée vu l’orientation thriller/action), First Man parvient à être une parenthèse passionnante pour un jeune réalisateur qui a tout d’un grand.