Un nouveau départ
Michael Mann est un cinéaste fascinant. Alors que ses films font de moins en moins d’entrées, voir se ramassent complètement au box office (le score de Hacker ne va pas nous contredire), son cinéma ne cesse d’évoluer. 2004 marque une étape importante dans sa filmographie. En effet, le cinéaste, jusque-là adepte du tournage en argentique, passe au numérique pour les besoins de Collateral. Ce choix donnera naissance non seulement à un style qui deviendra sa marque de fabrique mais aussi à un de ses films majeurs. Ironiquement, Collateral n’est pas écrit par Mann, et lui-même n’a pratiquement pas touché au scénario. C'est en effet Stuart Beattie, scénariste Australien depuis peu passé à la réalisation, qui en est à l'origine. L’idée lui est venue à l’arrière d’un Taxi alors qu’il avait dix sept ans, Ainsi, afin de parfaire son œuvre, Beattie aurait passé quasiment près de dix ans à retravailler son script. Vendu à la Paramount en 1999, le scénario passe de réalisateur en réalisateur, et ce n’est qu’en 2003 que Michael Mann annonce vouloir le mettre en forme sur grand écran. Selon Beattie, le taxi est un endroit de confiance vécus par des milliers de gens. Il est donc l’endroit parfait pour y créer un drame. Et qui de mieux que Michael Mann pour mettre en scène un drame à Los Angeles de nuit ?
Le postulat de base de Collateral est intimiste. Rien de surprenant quand on voit la propension qu’a le réalisateur a resserrer ses enjeux. Par exemple, si la guerre de la conquête faisait partie de l’histoire du Dernier des Mohicans, c’était le récit d’amour entre Daniel De Lewis et Madeleine Stowe qui était par la suite au centre du récit. En grand romantique, Michael Mann laisse de côté cet aspect pour se concentrer sur quelque chose de tout aussi personnel. En effet, il est ici question d’action et d’inaction. Le film, en centrant son histoire sur deux protagonistes et en mettant en place une unité de temps et de lieu (une nuit, un taxi pour la plupart du métrage), réussit le pari de rendre des enjeux cathartiques. Vincent et Max sont deux âmes qui par le plus grand des hasards vont se rencontrer et vont (sans le vouloir) influencer sur l’autre. Si le scénario de Collateral semble simpliste sur le papier (et il l’est), c’est la façon dont il est raconté qui change la donne. Cette narration passe en grande partie par l’image et c'est ici l’occasion pour Mann de mettre les deux pieds dans le monde du numérique, avec pour la toute première fois dans sa carrière, un tournage en majorité opéré avec une nouvelle caméra digitale.
"Je voulais faire un film sur deux personnages qui traversent Los Angeles la nuit. Il fallait donc que je puisse voir à travers la nuit. C’est pour cela que j’ai utilisé une caméra numérique car elle offre de meilleurs contrastes." […]Ce que j’aime avec la Viper c’est qu’elle voit les couleurs, les choses, d’une manière différente. Les gens sont à la recherche de nouveaux moyens d’expressions pour visualiser les choses et avoir un impact émotionnel. C’est de ça dont il s’agit, l’impact émotionnel dans la façon de raconter une histoire." Michael Mann
Dans Ali, Mann expérimentait déjà le numérique sur quelques scènes. Mais c’est la première fois que le cinéaste se décide à filmer la majorité de son long métrage dans ce format. Le tournage en numérique avec la caméra Viper lui permet de mettre en valeur Los Angeles de nuit comme cela n’avait jamais été fait auparavant. La texture de l’image fait de ce rendu si particulier une partie majeure du film. Pouvant jouer avec la lumière et la profondeur de champ comme jamais, il utilise son dispositif de façon à raccorder des points de vue et mettre en scène des dialogues comme rarement il l’a fait par le passé, tout en mettant en valeur Los Angeles, faisant de la ville un personnage à part entière du récit. Des scènes comme la partie de cache-cache dans les bureaux avec son jeu sur les ombres vers la fin n’auraient pu se faire sans l’utilisation de caméra numérique.
Un exemple de la prondeur de la champ que la Viper peut offrir :
Ce qui frappe aussi dans Collateral, c’est la façon dont Mann traite ses scènes de dialogues dans le taxi. C’est bien simple : aucunes scènes ne se ressemblent au fur et à mesure que le film avance. Par le biais de changement d’axe, de la position de Vincent dans le cadre et dans le taxi, de son influence sur Max au sein de leurs conversations, Mann utilisera toujours un plan qui fera sens, qui sera relié à ce qui est dit. Si les enjeux changent, alors la mise en scène sera différente de la scène précédente. Cette mise en forme représente un véritable tour de force compte tenu de l’étroitesse de l’espace scénique concerné.
Âmes errantes
Vincent, personnage énigmatique, se dévoilera par des indices laissés ici et là au fil du récit. De part son allure, il est un homme comme un autre. D’ailleurs le film s’ouvre sur un plan le montrant se fondre littéralement dans la masse. Personne ne fait attention à lui. Tout comme Max, son introduction est l’occasion pour Mann de mettre en parallèle les deux personnages et leur rapport à leur environnement. Tout les deux sont étouffés par ce qui les entoure. Max est montré suite à une série de gros plans dans le garage, et ne semble vivre qu’à l’intérieur de son taxi quand il s’enferme dans sa bulle (tout le bruit qui l’entoure disparaît quand il ferme la porte). L’arrivée de Max dans la vie de Vincent va amener ce tueur implacable à se briser petit à petit, en faisant apparaître des faiblesses et autres anomalies. Après avoir exécuté de sang froid un homme avec qui il avait échangé des anecdotes et quelques rires, il se met subitement à penser à son geste à travers un plan très « Mannien » : l’attention est portée sur le non dit et le silence, sur les émotions qui sont transmises par le visage de l’acteur. Le simple fait qu’il remette en question ses actes pendant une courte seconde rend son personnage bien plus complexe qu’un simple tueur à gage. Vincent est un antagoniste qui devient passionnant au fur et à mesure que le récit se déroule. Si il plaisante sur le sort de ses parents en mentant délibérément (il prétend avoir tué son père avant de rigoler et d’avouer que non) l’importance qu’il accorde à la famille, lorsqu’il achète des fleurs pour une mère qui n’est pas la sienne, montre une part d’humanité qui est bien présente en lui. Lors d’un dialogue superbement bien écrit, un de ses contrats lui dit : « et moi qui croyais que tu étais un gars sympas ». Sa réponse est tout aussi inattendue que brillante : « mais je suis un gars sympas. Je ne fais que mon travail ». Dans une scène coupée du film, Max demandait à Vincent « Ça t’énerves qu’il y ai des dommages collatéraux ? ». La réponse de Vincent est sans équivoque : « Bien sur. Personne n’aime travailler gratuitement ». Il est avant tout un professionnel, qui justifie ses actions par un besoin non pas idéologique mais avant tout économique
Peu importe qui est le contrat, à partir du moment ou le travail est bien fait. A partir de là, rien d’étonnant à ce qu’il éprouve de la sympathie envers Max : ce dernier est également un professionnel qui prend soin de son taxi, et il le remarque tout de suite dès son entrée dans la voiture. Il ira même jusqu’à prendre sa défense contre son patron, finissant de rendre son personnage plus ambiguë qu’il n’y paraît. C’est là tout le dilemme du film : arriver à éprouver de la sympathie pour ce tueur. Cette approche très rationnelle dans son comportement est une des composantes essentielles de sa caractérisation. Alors qu’il vient d’exécuter un homme pratiquement devant les yeux de Max, il affirme que ce n’est pas lui qui a tué le malheureux, mais les balles et la chutes, comme si il tentait de se déresponsabiliser de ses actes. Une façon d’éviter la réalité qui est tout aussi caractéristique que chez Max. Pour Vincent le mal et le bien sont indissociables, ne répondent à aucun critère évident, seul compte l’argent. Il est pourtant tout autant perdu que Max, et si son apparente confiance en lui et son professionnalisme mettent en avant un personnage typiquement sans défauts, il n’en reste pas moins un antagoniste dont la vie est aussi dramatique. Quand à la fin, dans un geste de désespoir il annonce à Max « Je fais ça pour vivre », impossible de ne pas voir en Vincent une figure tragique.
"Les gens me semblent en général bien plus compliqués qu'on ne croit et j'éprouve une certaine fascination à observer leurs ressorts. Vincent ne ressemble à aucun des personnages antérieurs de Tom, mais j'ai tenu à ce qu'on retrouve en lui un peu du pouvoir et de l'autorité qui émanent de Tom. Sous l'élégante apparence de Vincent et ses beaux costumes se cache quelqu'un de très dur […] Nous avons longuement discuté de l'instant où Vincent révélerait ses failles. Au début du film, il semble totalement maître de lui-même, tel un fauve débarquant en ville. Mais, au fil de la nuit, la personnalité de Max va déteindre sur lui et l'obliger à dévoiler une part de son humanité." Michael Mann
Max, lui, est quelqu’un qui pèche non pas par manque d’ambition mais de motivation. Les nombreuses péripéties qui parcourent le récit seront l’occasion pour lui de se dégager de cet espace de confort auquel il s’est attaché depuis maintenant (trop) longtemps. En prenant part à l’action et en voulant changer les événements, il s’affirme comme quelqu’un qui ne souhaite pas s’enfermer dans une case prédéfinie. Les différents endroits que nos deux personnages visitent seront toujours reliés aux thématiques du film et à l’évolution des protagonistes. Pendant près de deux heures, Max devra faire une chose qu’il n’a jamais eu l'opportunité de faire par le passé : improviser. Pas étonnant donc qu’une scène majeure du récit se déroule dans un jazz bar, figure emblématique de l’improvisation. Max est ballotté par les événements, doit réagir en fonction d’eux. Tout comme le spectateur il doit constamment tout remettre en question. Plus il prend part à l’action, plus Vincent s’affaiblit, allant jusqu’à usurper sa propre identité lors d’une scène « signature » du cinéma de Mann : se faisant passer pour Vincent, le personnage de Jamie Foxx se retrouve dans un club branché de LA à négocier avec Javier Bardem (qui écope d’un rôle mineur mais marquant) afin de récupérer les données qu’il a « égaré ». Cette scène fait clairement écho à celle de Révélations et Miami Vice, dans lesquelles nos héros se retrouvent encerclés autour d’une table par des sous fifres lors d’une négociation. La magie de la mise en scène de l'auteur fait le reste : en misant toute sa tension sur l’arrière plan et un découpage parfait, le cinéaste livre des scènes de dialogues en tout points passionnantes, dans lesquelles les héros s’affirment et passent le point de non retour dans le récit.
Action/Inaction
Toute l’évolution de Max sera retranscrite via la mise en scène. Dans cette première scène Vincent et Max rencontrent Daniel, le propriétaire du jazz bar. La conversation est introduite par deux plans larges des trois personnages qui sont en pleine conversation. Les trois sont donc dans le cadre. La suite de cette discussion est composée de champ contre champ entre Daniel et Vincent, le premier racontant son histoire alors que le deuxième écoute sagement. Max, lui, est exclu de la discussion car il n’y a aucun plan sur lui. La première fois qu’il tente de participer se soldera par un plan sur sa personne, mais le contre champ reviendra sur Vincent en amorce, et Daniel s’adressant donc à lui en hors champ (On peut même dire qu’il s’adresse à Vincent vu la disposition du plan). Même si Daniel parle à Max, Vincent contrôle donc la conversation. Le plan large suivant ne se concentre pas sur nos personnages, mais sur leur environnement et l’arrière plan, qui est désormais vide de monde. Après un bref plan nous montrant la serveuse partir en fermant la porte, nous revenons sur Daniel et Vincent. Ce dernier annonce à Daniel qu’il connaît certaines personnes, ce qui ne manque pas d’inquiéter le premier. Sentant ses dernières minutes de vie arriver, le cadre se resserre directement sur les deux, appuyant la tension de la scène. Quand Max tente de raisonner Vincent, il est toujours dans la même valeur de plan, avec encore Daniel et non Vincent en amorce, et est donc encore une fois exclue de la conversation. Au moment de lancer la fameuse question cruciale qui peut coûter la vie à Daniel, Michael Mann opère un changement de valeur de plan sur Vincent, le filmant en légère contre plongée et en plan rapproché cette fois. Ce plan marque une cassure avec ce qui a précédé, et fini d’imposer Vincent comme l’homme qui dirige la scène. Max, dans une tentative désespérée de sauver la vie du pauvre homme, se met à donner la réponse, et agit directement sur les enjeux de la scène. Il est cette fois dans le même plan que Vincent, ce dernier en amorce sur la gauche grâce au changement d’axe. Le personnage a pris de l’assurance, et cela est directement retranscrit à l’écran. Hélas, alors qu’il vient à peine d’interagir, Vincent exécute Daniel le plan d’après. Horrifié par ce qui vient de se passer, Max, finit en arrière plan, flouté par la profondeur de champ, alors que Daniel gît au premier plan. Il a beau avoir essayé, sa tentative d’action n’a pas abouti.
La scène qui nous intéresse pour montrer l’évolution de Max se trouve une vingtaine de minutes plus loin. Alors qu’il vient de jeter la mallette de Vincent avec les noms de ses futur contrats, il doit se faire passer pour lui et demander à Félix (Javier Bardem) de lui redonner la fameuse liste. Le dialogue entre les deux commence par des plans de chacun de profil, à la différence près que si Félix est seul dans son plan (enfin presque, son reflet dans le miroir renforce son importance et son pouvoir) Max, lui, est entouré de gardes du corps menaçants. Lorsque Félix commence à comprendre que Max a perdu la liste, Mann opère deux changements d’axes consécutifs, finissant par un plan de Félix de face avec Max en amorce (comme un dialogue normal). Ce dernier a le droit à un dernier plan de profil avec les gardes du corps derrière lui, avant de revenir à un contre champ qui le met à pied d’égalité avec Félix. Sauf que Max est toujours entouré par les silhouettes en arrière plans. Félix, lui, est illustré par un léger travelling avant le rendant plus menaçant à mesure que son histoire métaphorique se déroule. Quand finalement Max sent qu’il est vraiment en danger, il se met à se comporter comme un vrai tueur et ordonne que l’homme derrière lui range son arme. Après une rapide contre plongé sur l’homme en question, Max/Vincent est cette fois-ci en gros plan, sans Félix dans le cadre, et en longue focale, rendant l’arrière plan flou et caduque. Il prend les devants, et improvise, devenant au sens littéral Vincent.
La logique
Le talent de Mann dans sa mise en scène se retrouve également dans les scènes d’action. Collateral contient une scène majeure de sa filmographie. Alors que Vincent et Max se rendent dans une boite de nuit huppé de L.A, le FBI est également sur les lieux et le tout dégénère. S’ensuit une incroyable fusillade, marque de fabrique du réalisateur de Heat, dans laquelle la gestion de la foule et de l’espace entre chaque protagoniste frôle la perfection. Il y a tout dans cette scène : des éclats de violence qui font mal, des échange de coup de feu tout droit sorties des films de Jonnhy To, des protagonistes qui évoluent tant bien que mal dans un cadre surchargé mais constamment clair, des mouvements de caméra suivant le regard et qui connectent plusieurs personnages dans l’espace scénique, un mixage sonore bluffant de réalisme...Tout concorde à faire de cette scène d’action un sommet de la carrière du réalisateur, en plus de définitivement confirmer qu’il est l’un des rois des fusillades au cinéma.
Cette fascination pour les gunfights n’est pas la seule qui hante ses films. La nuit fait également partie intégrante du long métrage. Le numérique aidant, Mann met en valeur Los Angeles comme jamais via sa profondeur de champ, jouant avec les ombres, les différences entre le tournage argentique et numérique (la discussion avec le Daniel et ses teintes orangées qui tranche avec le bleu est à tomber par terre) et le rendu plus naturaliste des mouvements. Le décor devient un personnage à part entière qui guide les personnages. De la part du réalisateur de Heat ce n’est point une surprise, mais le passage au numérique ancre définitivement sa filmographie dans une évolution remarquable concernant cette partie.
Le film a beau ne pas être écrit par Mann, il comporte pourtant tous les thèmes chers à son cinéma. Le personnage de Tom Cruise est tout aussi solitaire que celui de James Cann dans Le Solitaire et ses habits rappellent Neil McCauley. Ce n’est pas un hasard si au détour d’un carrefour, Vincent et Max tombent nez à nez avec un coyote. Ce court passage onirique est l’occasion pour les deux de retourner à leur condition d’âmes errantes au sein d’un monde qui ne leur correspond pas. Le parallèle avec Vincent est encore plus probable, sa tenue vestimentaire et ses cheveux se rapprochant des teintes grises de l’animal. L’instant présent qui habite la scène fait bien évidemment référence au thème de la solitude. L’homme chez Mann est seul, mais ne veut rester seul. Ainsi comme le dit Vincent : Un homme meurt dans un métro à Los Angeles. Tu penses que quelqu’un le remarquerait ? Bien plus qu’une simple histoire de huit clos entrecoupés de scènes d’actions remarquables, Collateral est une analyse de l’humain où plus précisément de l'âme humaine dans ce qu’elle a de plus touchant et de pathétique. Un film sur l’inaction, sur l ‘héritage. Les êtres qui peuplent la filmographie de Mann sont des rebuts de la société, qui se fondent dans la masse tant bien que mal mais qui n’arrivent à échapper à leur condition d’êtres à la dérive. Vincent apparaît pour la première dans la foule à l’aéroport (plan repris presque à l’identique dans le final de Hacker), et finit son périple dans le métro, seul. Dans les deux cas le résultat est le même : personne ne fera attention à lui, tout comme cet homme laissé pour mort dans ce bar vide, achevant de faire de Collateral une œuvre terriblement mélancolique,crépusculaire et marquante. Une chose est sûre : le cinéma de Michael Mann n’a jamais été aussi vivant depuis.