Un film de Christopher Nolan
Véritable événement, le nouveau film de Christopher Nolan arrive avec une double responsabilité : « sauver les cinémas » et proposer de l’inédit à travers un long métrage encore une fois original. Tournage en Imax à travers le monde, scénario bien gardé secret, multiples retards à cause du COVID, un nouveau concept dont Nolan a le secret, le premier gros film à sortir en période de pandémie… Autant dire que le réalisateur a une responsabilité monstre. Avec son casting solide et des idées plein la tête, Nolan compte bien montrer que le patron du blockbuster original c’est encore une fois lui. Encore faut-il que le résultat et surtout le public suivent, ce qui n’est pas gagné avec la situation actuelle.
Si Nolan a su se démarquer du reste d’Hollywood depuis maintenant plus d’une décennie, c’est aussi pour de mauvaises raisons. Son refus de faire appel à une seconde équipe, son scepticisme quant à l’utilisation des effets spéciaux, ou son amour d’un cinéma « réel » même si toujours à la limite de l’onirisme, lui ont autant été bénéfiques qu’ils ne lui ont fait défaut. Un réalisateur schizophrénique dans la conception de ses films, qui a parfois du mal à mettre en scène des idées fortes sur le papier. Nolan adore raconter des histoires, et il adore filmer, ça transpire à l’écran, c’est indiscutable. Il aime en donner pour son argent tout en remettant en question des concepts qu’on pensait acquis. Malheureusement, Nolan n’a jamais été un grand formaliste capable de mettre en boîte des films marquants par le seul biais de sa mise en scène. Il y arrive, parfois, mais par intermittence, le temps d’une scène pivot (la baston dans le couloir d’Inception) ou d’un plan qui claque par exemple (la cascade du camion dans The Dark Knight). Il y a toujours quelque chose pour accrocher le spectateur : une photographie élégante, un sens de la grandeur certain pour mettre en avant un décor, ou une idée qui donne tout de suite plus de saveur à une scène d’action pas forcément très impressionnante. Et c’est peu dire que Nolan a fait des efforts en termes de mise en scène de l’action dans Tenet justement. Si son obsession pour le tournage en dur et le réalisme l’oblige toujours à rester très (trop ?) terre à terre, le réalisateur semble avoir appris de ses erreurs. On reconnait le style du metteur en scène, mais il y a une multitude de détails qui rend ses morceaux de bravoure plus agréables que par le passé, que cela soit l’utilisation d’inserts pour rendre un mano a mano plus dynamique, une gestion de l’espace impeccable ou tout simplement une exécution des acteurs bien plus convaincante que dans ses anciens travaux. Un combat dans une cuisine devient alors ludique par son utilisation du décor mais aussi par la chorégraphie parfaitement exécutée par John David Washington, bien loin des coups de poing mous lancés par un Christian Bale coincé dans son costume de Batman. Paradoxalement, Nolan ne semble jamais vouloir mettre en scène la plus grande poursuite ou le plus gros gunfight de l’année dans Tenet, un peu comme s’il était en retenue ou même moins ambitieux qu’auparavant. Ce qui semble importer, plus que l’impact que ces scènes peuvent avoir sur le moment, c’est la façon dont elles s’inscrivent dans une logique narrative plus organique que par le passé. Un peu comme si Nolan, conscient de ses limites, voulait avant tout raconter son histoire à travers ses péripéties et non offrir un passage d’anthologie qu’on regarderait en sélectionnant un chapitre sur le Blu-ray. Cela à ses avantages et ses défauts (le film est autant impressionnant que décevant sur ce point précis), mais cette direction étonne de la part d’un réalisateur qui a jusqu’ici toujours voulu tutoyer les plus grands sur le papier, pour au final passer à côté à l’écran.
On a désormais l’habitude avec Nolan : ses films font office de réceptacles dans lesquels des concepts inédits prennent vie de façon bien souvent didactique. Tenet n’échappe malheureusement pas à la règle, avec moult scènes de dialogues explicatifs qui finissent par perdre le spectateur plus qu’ils ne l’aident. Pourtant Tenet n’est pas si compliqué que ça au final (le film fait rarement du surplace), mais Nolan semble constamment sentir le besoin de rendre son script plus compliqué qu’il ne l’est, multipliant les sous-entendus et développant des idées qui ne méritaient pas tant d’attention. La scène avec Michael Caine, dans laquelle le personnage de Washington apprend qu’il doit prendre contact avec un trafiquant d’arme, est à l’avenant : le but est simple, mais le chemin semble semé d’embuches sans aucune raison. Il faut se présenter avec un faux Goya à la femme de l’antagoniste, car ce dernier a récemment acquis un faux Goya que sa femme croyait être vrai, et qu’un nouveau faux Goya retiendrait l’attention de sa femme pour rencontrer son mari car il lui rend la vie dure depuis à cause de ça (vous suivez toujours ?). Autant dire que Nolan se complique la vie pour rien et refuse toute concision dans ses dialogues, rendant le tout parfois confus, pas aidé par une approche du mixage sonore toujours aussi « particulière » ; la musique est constamment à fond, avec des basses à fond, des effets dans tous les sens à fond, et on souhaite bon courage à qui essayera de comprendre ce que disent les personnages sur certains passages, surtout sur certaines scènes où des informations clés sont données. Paradoxalement, Tenet est un film nébuleux, dans lequel toutes les réponses ne sont pas données sur un plateau au spectateur, qui suit des enjeux parfois assez vagues de MacGuffin en MacGuffin. En gros, Nolan ne veut pas nous prendre par la main, mais semble constamment nous retenir pour nous raconter des choses qui nuisent à la compréhension du récit (la préparation du climax est un joli bordel). Et c’est bien dommage tant le réalisateur fait des merveilles quand il s’agit de créer une atmosphère mystérieuse par le simple biais de l’image, faisant de Tenet une sorte de rêve éveillé qu’on traverse sans trop savoir pourquoi ou comment de façon assez fascinante. L’introduction in media res va d’ailleurs dans ce sens, et la première bobine est un modèle de présentation efficace. « N’essayez pas de comprendre, ressentez le » dit Clémence Poesy au début. Cette phrase à elle seule contient le paradoxe de Tenet : d’un côté Nolan veut offrir une expérience inédite à la limite du sensitif (ce dont il est capable) et de l’autre il ne fait pas confiance au spectateur. Un joli gâchis quand on voit le potentiel monstrueux du film, qui prend de plus en plus d’ampleur au fur et à mesure que le récit avance, jusqu’à atteindre un point assez fascinant dans son final. Le hors-champ devient alors un personnage à part entière, et Neil (Robert Pattinson, impeccable) prend un virage dramatique très touchant. L’impression d’avoir vu quelque chose d’énorme sans même avoir effleuré ne serait-ce qu’un dixième de l’expérience. Nolan réussit son pari, et recoller les pièces de ce puzzle narratif est un exercice passionnant une fois le film terminé.
Tenet peut faire ainsi penser à un best of de Nolan à plusieurs reprises. Le premier quart d’heure est très similaire à Inception dans son approche (le spectateur est jeté en plein milieu de l’action sans trop d’informations), le personnage d’Elizabeth Debicki (décidément abonnée au rôle de femme battue après le formidable Les Veuves) renvoie à celui de Di Caprio, le concept du film à Interstellar ou Memento, et la musique a beau être composée par Ludwig Göransson elle sonne comme n’importe quelle autre blockbuster de Nolan (à ce niveau-là on ne peut même plus dire « comme du Zimmer » tant le metteur en scène semble avoir une emprise totale sur la direction qu’elle prend à chaque fois). C’est probablement la raison pour laquelle Tenet contient à la fois le meilleur et le pire du réalisateur. Un pas en avant pour Nolan, un pas en arrière pour le spectateur. Reste plus qu’à réussir à coordonner les deux.