Captain Cinéma

Introduction

Festival de Sundance, Janvier 2014. Un film reçoit les applaudissements de la foule et s’octroie un buzz dithyrambique. Ce film, c’est Whiplash. Tourné en 19 jours pour une somme dérisoire (3 millions de dollars), ce bout de pelloche au quatorze prix et seize nominations réalisé jusque-là par un total inconnu, Damien Chazelle, âgé de vingt-neuf ans et issu du monde de la musique, Chazelle avait déjà réalisé une première œuvre auparavant intitulé Guy and Madeline on a park bench qui est quant à elle, sortie en 2009 dans l'anonymat la plus totale. Celle-ci traitait déjà de la musique et plus particulièrement du jazz, genre musical adoré du réalisateur américain. Avec Whiplash, Chazelle continue donc de jouer sa partition. Une composition très personnelle puisqu’elle est en partie tirée de sa propre vie, à l’époque où il était encore étudiant.

"J'ai pris des cours de batterie dans un orchestre de jazz avec un prof très dur. Sans cette expérience, je n'aurais jamais eu l'idée de faire ce film. Le cinéma doit être personnel, mais pas forcément autobiographique. On peut faire un film de science-fiction qui se passe sur Mars et raconter des trucs très personnels." Damien Chazelle

Si le film musical est peu présent depuis quelques temps au cinéma, il a cependant fait l’objet de plusieurs efforts par le biais de certaine œuvre comme Bird de Clint Eastwood ou Autour de Minuit de Bertrand Tavernier, ou plus récemment encore, Ray, qui traitaient déjà lui-aussi du jazz. Le propos de Chazelle est néanmoins différent. Là ou les films cités versaient d'avantage dans l’autobiographie, Whiplash se concentre sur le ressentit physique de la musique. En s’inspirant de sa vraie vie à cette époque, Chazelle y greffe une structure et un ton bien différent des films cités, opérant un mélange des genres bien plus complexe qu’il n’y paraît. Ainsi la musicalité en elle même ne se retrouve pas seulement dans la musique, mais également dans les dialogues, qui ont bénéficiés d’un soin tout particulier en terme de rythme. Mélangeant les mots, les bruitages et les mouvements, Chazelle opère un véritable ballet qui rappelle par bien des points The Social Newtork de Fincher. Film dans lequel le dialogue était également primordial d’un point de vue aussi bien économique (le rythme dicté par le duo Sorkin/Fincher était imposé à la base par une contrainte de temps vis à vis de la durée du film, qui ne devait pas excéder les 2h) que thématique. Peu surprenant pour un film traitant des relations sociales.

Sauf qu’à contrario du film du réalisateur de Gone Girl qui fonçait à toute vitesse, celui de Chazelle joue avec les ruptures, les silences et l’humour noir comme si le tout n’était qu’un grand huit dans lequel le spectateur se retrouvait prisonnier jusqu’au générique de fin. On comprend mieux ce qui a attiré Chazelle dans ce projet car, mis à part le fait d’offrir des rôles en or à ses acteurs principaux (J.K Simmons a d’ailleurs gagné l’oscar du meilleur acteur dans un second rôle) et de dresser les portraits de deux personnages extrêmes, il se permet de traiter cet univers musical de façon physique et viscérale.

Le bon tempo

L’histoire de Whiplash est simple. Neyman interprété par Milles Teller (Divergente, The Spectacular Now…) est étudiant à l’école de musique réputée de Schaffer. Son but : devenir le meilleur et trouver grâce, aux yeux de son professeur, Mr Fletcher. Mais la route vers l’excellence sera semée d’embuches, et il lui faudra faire des sacrifices pour pouvoir atteindre le niveau d’exigence demandé. A partir de ce postulat de base très simple, Chazelle dresse le portrait d’un élève timide et peu sociable, qui va devoir se dépasser afin d’atteindre son but. Et d’un professeur tyrannique, aux méthodes extrêmes prêt à tout pour pousser sa petite troupe jusque dans leurs derniers retranchements. Si la comparaison avec Full Metal Jacket est inévitable, Whiplash ne se limite pas à une vulgaire copie du film de Kubrick dans le milieu de la musique. C’est aussi un film qui pourrait être assimilé au genre du film d’action, à commencer par sa structure, avec ses nombreux morceaux de bravoures à rallonge dispersés avec parcimonie sur 1h45. Chaque scène de violence verbale ou de musique est conditionnée par un rythme et une attention sur le corps et ce qu’il endure. Le spectateur se retrouve la majeure partie du temps, littéralement essoufflé à la fin de chacun de ces passages ! A un moment, un des élèves semble sur le point d’avoir un arrêt cardiaque alors qu’on le voit battre le plus vite possible sur sa batterie. A la fin, Neyman lui aussi semble entrer en transe, et le spectateur va naturellement s’inquiéter non pas seulement pour la réussite de son solo et de sa carrière, mais pour sa santé. Le métrage du jeune réalisateur ne se met pas de limite dans la diversité des genres abordés, et on pourrait tout à fait dire qu’il traite de musique sans vraiment le faire, un peu à la manière d’un film de boxe (avec le fameux rise and fall en dernière bobine) comme Raging Bull que Chazelle cite au cour de l’une de ses interviews :

« J’aime bien ça, ce que je peux dire c’est que c’était fait exprès. Cette idée de faire un film sur la musique comme si c’était un film sur le sport et surtout la boxe. Pour moi c’était plutôt Raging Bull que Rocky, j’adore les deux mais je connais mieux Raging Bull et je n’ai pas revu Rocky depuis que j’étais enfant. Ce qui m’intéressait c’était de rentrer dans un genre, en l’occurrence le film de sport et d’essayer de le transcender, et ça aussi je trouvais que c’était intéressant, parce que la batterie, bien sûr c’est la musique, c’est l’art mais c’est aussi très physique, et ce côté physique je trouve qu’on ne l’a pas vraiment vu dans les films de musique » Damien Chazelle

C’est un film qui traite de l’humain, qui se fait un malin plaisir à prendre le spectateur à revers par le biais de twists vicieux, qui se focalise sur le ressentit physique via la musique, chose jusque-là peu ou pas abordé au cinéma. Cet effort physique, il se ressent principalement par la performance des comédiens, filmé dans de longs plans dans lesquelles la sueur et la fatigue se font sentir. Il suffit d’un gros plan sur Neyman frappant sur une cymbale (en amorce dans le cadre) pour qu’en 15 secondes toute la force déployée se fasse sentir à l’écran. Pas d’artifice, de sur-découpage ou de montage très complexe, juste une performance, et une mise en scène qui capte l’effort. Chazelle se fera un point d’honneur de mettre en valeur ces séquences, tout en faisant avancer son histoire, sa dramaturgie et ses personnages au sein même de celles-ci.

Le premier plan du film est un long travelling avant dévoilant petit à petit le personnage de Neyman, travaillant d’arrache-pied à la batterie. Le rythme de son jeu est rapide, agressif, en opposition à la lenteur du mouvement de la caméra. Sauf que comme le montre le plan d’après, ce mouvement de caméra n’était en fait que le point de vue de Fletcher, qui s’était infiltré dans le couloir et l’espace du personnage par surprise. Le personnage sort alors la tête de la pénombre dans le contre champ. En plus d’être omniscient, il est montré comme une sorte de monstre, un vampire surgissant de nulle part. Il est celui qui donnera les ordres, qui aura le pouvoir sur Neyman et sur les autres. Alors qu’il enlève sa veste, la lumière révélant alors sa musculature (plutôt imposante pour un professeur de musique), il ordonne (déjà) à Neyman de jouer le fameux « double time swing ». Le cadre se resserre encore plus sur notre personnage principal, la pression exercé par les paroles du professeur commence seulement à peser : « plus vite, plus vite !! » lui dit-il. Et alors que le film opère encore un travelling avant sur Neyman, finissant presque sur un gros plan, Chazelle opère un mouvement brusque de caméra sur la porte qui vient de se claquer. Fletcher/Chazelle a encore trompé la vigilance de Neyman/du spectateur.Le personnage de J.K Simmons entrera une nouvelle fois dans le champ par surprise plus tard, entrainant le même travelling avant sur Neyman. Il est encore filmé tel un méchant tout droit sorti d’un film de super héros ; seul ses pieds marquent l’attention du réalisateur alors qu’il s’avance vers l’autre professeur, et il parle peu. Le plan séquence qui suit verra les différents élèves essayer de gagner les faveurs du professeur tyrannique, en vain. Chazelle se focalise alors sur Neyman (jusque-là caché) et un vrai échange s’opère alors, avec un véritable champ contre champ cette fois-ci. Cet enfermement du personnage, cette volonté de ne pas l’inclure dans le groupe via la mise en scène sera présente tout du long.

Le prix de la réussite

Il suffit d’un plan pour montrer que Neyman est un personnage solitaire. Alors qu’il rentre dans sa chambre, la caméra le suit sans se focaliser sur ce qui l’entoure, créant alors un hors champ matérialisé par du bruit (des gens qui parlent dans le couloir en arrière-plan, ou de la musique venant d’une autre chambre). Le personnage daigne à peine regarder ce qui se passe, et ferme sa porte. Juste après, en classe, il est montré comme un nouveau-né qui découvre la vie. Des gestes simples, ou des attentions assez communes, sont ainsi montrés comme des découvertes pour lui. Un couple qui s’embrasse en arrière-plan prend d’un coup plus d’importance, et le cadre se resserre de plus en plus, passant d’un plan américain à un plan rapproché jusqu’à finir sur un insert de la main de l’homme, passant les cheveux de sa petite amie derrière les oreilles. Les deux copains qui se disent « bonjour » juste après viennent occuper l’espace de Neyman dans le cadre, en se postant devant lui et le reléguant en arrière-plan. Il est donc enfermé entre les deux et le contre champ est éloquent. Seul la tête de Neyman est discernable, tout le décor et les deux personnages l’entourant sont floutés par la profondeur de champ. C’est un monde qu’il ne comprend pas, qui ne lui est pas destiné.

Même son propre père le dit lui-même au début : « Je ne te comprends pas », ne serait-ce qu’en concernant des choses légères de la vie de tous les jours (en l’occurrence la façon de manger du pop corn avec des raisins au cinéma). La figure du père est constamment montré comme en retrait, étranger à son fils. Et quand il dit à Neyman « His opinion means a lot to you, doesn’t it ? » la déception se lit dans le regard de l’élève. Fletcher devient petit à petit un père de substitution, qui, même si il a toutes les raisons de le détester, reste le seul qui le comprend vraiment. Le vrai père quand à lui, jusque-là peu confiant quant à la réussite de son fils (il se range du côté des antis-musique lors du diner familiale et lui parle de perspective dès le début du film), se verra attribuer un ultime gros plan en fin de métrage. Un regard qui décuplera l’acte final de Neyman, le propulsant de père peu confiant à admirateur. Cette récompense, elle se fera par le biais d’un engagement total pour son art, un dévouement qui fait que Neyman ne parle à personne (il garde ses écouteurs sur les oreilles dans les transports, comme déconnecté du monde).

La seule personne qui lui portera un tant soit peu d’attention sera la fille du cinéma interprété ici par Melissa Benoist (Homeland, Glee...). En un plan (qui conclue une série d’inserts), Chazelle affiche une attirance, une émotion, une relation qui va se créer par la suite. Il est cependant intéressant de voir comment est traitée cette fameuse non-histoire d’amour qui, aussitôt commencé se terminera presque subitement. Ici, le rapprochement avec Social Network et le couple Zuckerberg/Erica nous parait évident : nous sommes face à des gens qui parlent d’ambition, du futur, et qui, parce qu’ils se sont jugé bien trop vite vis à vis de tout cela se quittent (à la différence qu’ici c’est l’homme qui quitte la femme). Neyman, pour devenir le meilleur, devra rester célibataire, solitaire. La scène où il lui annonce la triste nouvelle est ouverte par un gros plan sur lui (et non un plan d’ensemble dévoilant le décor comme le voudrait la logique), annonçant « this is why I don’t think that we should be together », comme pour souligner la froideur de son acte. Le contre champ sur l’actrice est un travelling avant l’enfermant dans le cadre, dans lequel Neyman, hors champ, déclare savoir ce qu’il va se passer par la suite dans leur relation.

Ce n’est pas un dialogue, elle n’a pas son mot à dire, et lorsqu’à son tour elle récite les fameuses raisons de leur rupture elle est seule (Les seuls contre champ sur Neyman sont les passages ou il parle de lui-même ou la fin quand il lui rétorque froidement « that’s exactly my point ». Le spectateur lui, n’a vécu qu’un seul rendez-vous entre les deux protagonistes jusqu’à présent. La durée de leur relation reste d'ailleurs un mystère (on a aucune information la-dessus) mais cela fait clairement très peu de temps qu’elle a débuté. En fin de compte, Neyman fait exactement ce que Fletcher lui fit plus tôt dans le métrage : juger une personne en un échange. La scène du diner avec la famille est d’ailleurs un sommet d’humour noir, dans laquelle les personnages passe leur temps à se juger et à s’envoyer des pics jusqu’à l’overdose. Par ailleurs, la classique chute « Qui veut du dessert ? » est ici amenée de manière fort croustillante !

Fletcher quant à lui est constamment montré comme une personne attachante au début de chaque scène musical : il échange quelques mots avec un grand sourire aux côtés de Neyman avant de lui lancer une chaise la scène d’après. Il s’amuse avec la fille d’un ami avant de dire « bonjour » à sa façon : « listen up cocksuckers ». Pleure et loue les louanges d’un ancien élève pour juste après insulter les siens et les pousser à bout jusqu’à 2h du matin. Le paroxysme de ce « lunatisme » se trouvera à la fin, quand il discutera avec Neyman de lui-même et de ses méthodes de travail afin de mieux le leurrer dehors et le piéger lors du récital final. C’est là la grande force du personnage et de l’écriture du film de Chazelle : rendre Fletcher à la fois attachant et détestable. A aucun moment le film ne justifie ses actions, ou ne prend parti. Ses intentions sont louables, ses méthodes incontestablement discutables. L’honnêteté du personnage est compensée par le langage ordurier qu’il utilise constamment et tout y passe (de l’homophobie, à la blague sur les obèses en passant par l’antisémitisme). A la fin du film il trouve son « Charlie Parker », mais à quel prix ? Le fait est que malgré tout le mal qu’il ait fait, le personnage refuse de se remettre en question : « I will never apologize for how I tried » dit-il dans le bar lors du troisième acte. Le portrait de l’école de musique est ainsi terriblement cruel, dans la façon dont les élèves mais aussi tout le système sont montrés. Constamment en train de se mettre des coups de couteaux dans le dos en essayant de prendre la meilleure place, les élèves sont montrés comme égoïstes, restant muets quand un de leurs collègues se fait virer sans raison apparente.

« Je n’ai pas de réponse quant à savoir si Fletcher a raison d’agir ainsi ou pas. A chacun de trouver sa propre réponse. Ce que moi je sais, c’est que parfois la souffrance, la maltraitance, dans la compétition de haut niveau, parfois ça marche. La question de fond étant : est-ce que ça vaut le coup ? Je suis quelqu’un d’humaniste et la souffrance pour l’art, je trouve ça bête. Mais en même

temps je ne crois pas que les solos de Charlie Parker ou les symphonies de Beethoven ont été créées dans le bonheur. La fin du film est quelque part plutôt triste, Miles est devenu un gars totalement solitaire au nom de l’art, il est devenu Fletcher. Il est devenu un monstre… » Damien Chazelle

Meilleurs ennemies

Quand Fletcher annonce le pot aux roses à Neyman dans le dernier acte, celui-ci doit faire face à l’inattendu, l’improvisation. Piégé, il doit se débrouiller et suivre la cadence d’un morceau qu’il ne connaît pas. Chazelle le montre de face, en quasi plan séquence comme lors de l’ouverture du film, hésitant et cherchant ses marques tant bien que mal. Mais malgré ses efforts c’est un fiasco total. Le final se soldera par un enchainement de gros plans sur des trompettes et saxophones venant heurter la caméra, et Fletcher levant le point, comme si il venait de gagner son affrontement.

Lorsque Neyman reviendra prendre sa revanche, le rythme se fera plus rapide, le découpage plus dynamique et varié, se rapprochant pour le coup plus d’un clip vidéo. Mais ce serait allé vite en besogne car même si l’objectif de Chazelle (à ce moment précis) est de mettre en scène la musique, il n’en oublie pas ses personnages. Ainsi les inserts et autres gros plans seront plus harmonieux, se fondront bien mieux dans l’ensemble du morceau semblant accompagner Neyman là ou précédemment ils semblaient plutôt l’attaquer. Fletcher de son coté, viendra l’affronter frontalement de toute sa haine : « I will gouge out your motherucking eye », mais n’aura comme réponse qu’un coup de cymbale quasiment au sens propre. Les deux communiquent via la musique. Les mots n’ont plus de place dans leur relation. Ce sera d’ailleurs pratiquement les derniers du professeur, qui, sur ses gros plans, verra son comportement changer. Chazelle opère alors des allers retours très brefs entre les deux personnages dans lesquels une vraie conversation se déroule, son "whip pan" ou "travelling fouetté" dans la langue de Molière, effet de mise en scène signature qui revienra dans LA LA LAND et qui était présent dans son précédent film GUY AND MADELINE ON A PARC BENCH. La haine a laissé place à l’écoute, à la discussion, et le spectateur d’être témoin d’un vrai échange qui s’opère entre ces deux personnages.

La fin du film voie deux hommes passionnés se trouver et rentrer enfin en symbiose pour la première fois. Fletcher souri, Neyman lui lance la pareil, et le film se termine par le même travelling avant que celui qui l’a ouvert. Vont-ils se détester à nouveau ? Ou seront-ils devenus les meilleurs amis du monde ? Neyman finira peut-être sans amis, drogué et alcoolique jusqu’à sa mort à 34 ans. Cela est volontairement laissé à l’imagination du spectateur. L’heure n’est plus au jugement cette fois-ci. L’ambition des deux n’a pas de limite, et c’est bien pour cela que le film se fait un pied d’honneur à laisser la voie libre sur ce qui va suivre. Ils ont commencés en se cherchant, et le final permet au deux personnages de se trouver, de « s’accorder ». Deux personnages qui paradoxalement, sont pareils mais se détestent. Des êtres humains après tout.