Captain Cinéma

Shame de Steve McQueen

Quand on parle de Steve McQueen et de l’ensemble de son œuvre, le culte du corps revient constamment. Pas étonnant, le réalisateur anglais s’étant fait un point d’honneur à traiter de l’être humain et de son rapport avec son enveloppe charnelle. Un thème cher à McQueen qu’il commencera par traiter à travers la famine dans Hunger, en passant par l’addiction au sexe dans Shame, pour finir par l’esclavagisme dans 12 years a slave. Trois sujets bien différents qui ont permis au réalisateur de mettre en scène des personnages poussant leurs corps dans leurs derniers retranchements, à s’emprisonner (littéralement ou métaphoriquement), quitte à en perdre parfois la vie.

Michael Fassbender, Carrey Mulligan et James Dale

« Nous utilisons tous notre corps, c’est comme ça que nous fonctionnons. Nous parlons à peine. Dans les films, les gens parlent tout le temps de ce qu’ils ressentent ou pas, et dans la réalité ce n’est tout simplement pas le cas. Nous avons fait Hunger de façon à refléter une sorte de réalité, et je pense la même chose de Shame. L’idée même du passé et de ce qui a pu leur arriver, je voulais rendre cette situation familière plutôt qu’inconnue. Je voulais que ce soit sur ce que nous savons, sur ce qu’il leur arrive dans la vie de tous les jours. On rencontre quelqu’un pour la première fois et nous n’avons aucune idée de qui est vraiment cette personne. Ce qu’il font c’est se montrer de la meilleure façon possible, et peut être qu’après un certains temps, après avoir appris à les connaître dans l’instant présent, nous pourrions voir leur passé. Et c’est exactement ce que je voulais faire avec Sissy et Brandon avec le spectateur. Si on pense à la façon dont Bobby Sand a utilisé son corps, il était dans une prison de haute sécurité à Belfast, et à l’intérieur de ça il a créé sa propre liberté en arrêtant de manger. De l’autre côté du mur, dans une décennie différente, Brandon vit à Manhattan, dans cette métropole d’excès et de liberté occidentale. Il a un super boulot, il est beau et il a de l’argent. Au sein de ces possibilités il créé une prison dans laquelle il s’enferme à travers ses activités sexuelles. Donc d’un côté ce sont des oppositions binaires, mais il sont aussi reliés d’une certaines manière. La situation du corps est vraiment au centre. Mais vous voyez, le corps, c’est ce que nous faisons. Nous ne sommes pas des acteurs shakespeariens qui ont de longues conversations sur la façon dont nous vivons ou je ne sais quoi. Nous gémissons et nous grognons et nous traversons la journée ainsi. Et souvent quand nous parlons, nous disons beaucoup de conneries, parce que c’est une façon de passer le temps, d’éviter certaines choses. Si nous parlons, peut être à notre meilleur ami ou notre psy ou n’importe qui, la plupart du temps les gens n’écoutent pas. » Steve McQueen lors d'une interview pour Salon.com

Ce n’est plus une surprise après trois films : Steve McQueen est avant tout un esthète de l’image. De formation artistique, il se repose surtout sur le visuel et sur les performances de ses acteurs, les filmant dans de longs plans, voir parfois des plans séquences entiers. Tout le monde se rappelle de cet incroyable plan séquence d’un quart d’heure dans Hunger, dans lequel Michael Fassbender et Liam Cunningham débattent des convictions de chacun. Un plan fixe, rythmé par des dialogues brillamment écrits et des acteurs en tout point parfaits. Une scène à l’opposé de l’ensemble de son œuvre, composée avant tout de narration par l’image. Raconter une histoire sans dialogue juste par la force de la composition et de la musique, est un fait rare de nos jours. Surtout en cette période de films « bavards » qui pensent que ressasser des thématiques par le biais de longues tirades est une finalité. McQueen fait un peu parti de ses « intrus » dans le système actuel. Un des rares représentants qui peut se permettre d’affirmer faire du vrai cinéma ou au moins, quelque chose de simplement différent : de l’émotion par l’image, la lumière, les acteurs et la musique. Après tout, le cinéma n’a-t-il pas commencé comme tel ? Quand des personnages s’expriment dans un film de Steve McQueen, cela sera toujours justifié. Cela aura un sens, fera avancer l’histoire ou nous en apprendra plus sur tel personnage, au lieu de rythmer des scènes de façon artificielle. Un parti pris qui laisse bien évidemment nombre de spectateurs sur le carreau, mais qui mérite d’être salué. Shame est un film centré sur un personnage prénommé Brandon. Brandon est beau, Brandon a un bon travail et un patron super cool. Brandon a un bel appart à New York…Bref ! En apparence tout coule de source. Sauf que Brandon est comme le personnage de Hunger : emprisonné. Emprisonné par son addiction : le sexe. Michael Fassbender, acteur fétiche de Steve McQueen, a déjà officié dans les deux autres films du réalisateur anglais. Dans Hunger il joue un prisonnier politique faisant la grève de la faim afin de revendiquer ses convictions et s’offrir une liberté. Dans 12 Years a Slave il est celui qui emprisonne les autres.

Brandon et une future conquète

C’est également Fassbender (Brandon dans le film) que nous retrouvons dans la scène dont il est question. La scène s’ouvre avec un plan rapproché de son personnage attendant le métro. Nous nous retrouvons quelques secondes après à l’intérieur de la rame. Brandon est assis, entouré de 2/3 personnes. Un rapide contre champ suit son regard et nous dévoile un sans-abri assis en face de lui un peu plus loin. Une solitude qui semble lui peser (la suite qui verra le cadre se rapprocher sur son visage nous laisse par ailleurs le supposer). Tournant la tête il aperçoit une jeune femme assise également en face de lui. A cet instant, sur ce plan précis, des gémissements viennent se « superposer » sur la jeune inconnue. Cela reflète comme une sorte de projection de ses désirs sur elle. Il a à peine posé les yeux sur celle-ci que ses pulsions s’éveillent, alors que quelques secondes avant il semblait préoccupé par le sort de ce vieil homme.

plan de profil sur Brandon attendant le métro plan sur Brandon assis dans le métro contre-champ sur un sans-abris assis en face gros plan sur Brandon gros plan sur Brandon qui regarde ailleurs gros plan sur une femme assise en face

Le plan suivant nous montre Brandon se retournant après la jouissance de l’acte avec une femme (cachée car de dos). Elle n’a aucune identité, n’est qu’un pion parmi tant d’autres, et le fait que ses gémissements soient superposés à ceux de la femme du métro en dit long sur les intentions du personnage de Fassbender : trouver une nouvelle proie. Nous découvrons l’appartement de Brandon, qu’il traverse de droite à gauche complètement nu. D’abord dans la pénombre, il finira en pleine lumière, mais repartira aussitôt hors champ après avoir allumé son téléphone fixe en chemin, nous laissant avec la voix de sa sœur (Sissy) lui demandant de décrocher. Il reste hors champ, laissant la voix de sa Sissy encore plus dans l’ignorance.

Brandon se retourne après la fin de l'acte sexuelles plan large de l'appartement avec Brandon qui arrive par la droite plan large de l'appartement avec Brandon qui repart par la gauche plan large de l'appartement. Brandon est hors champ

Retour dans la rame de métro, avec Brandon en plan rapproché. Il recommence à chercher la femme du regard. Celle-ci est cadrée de façon plus large, se fondant dans le scope et la masse de personnes l’entourant. Elle se sent observée et souri, mais n’ose le regarder. Une sonnerie retentit alors, comme pour attirer son attention. Sauf que cette sonnerie ne fait pas partie de ce plan, du moins pas de cet endroit.

champ sur Brandon contre champ sur la femme

Nous découvrons alors qu’encore une fois le quotidien de Brandon se mélange avec l’instant présent. Un plan sur son entrée nous le montre aller ouvrir la porte à une jeune prostitué. L’instant d’après il est sur le lit et lui ordonne de se déshabiller lentement devant lui. Au moment où il la saisît par le bras, McQueen opère un cut et nous remontre la même scène précédente, dans laquelle Brandon ouvre ses rideaux le matin (symbolisé par ce plan dans lequel la lumière traverse le cadre). Il traverse son couloir et appuie sur son répondeur. Cette fois-ci le plan est beaucoup plus rapproché, soulignant le processus répétitif de l’acte tout en rendant la scène plus intriguante. Avant cela nous pouvons apercevoir son reflet dans un bijou, probablement celui de sa "conquête" du soir. Plus que la beauté du plan c'est l'enfermement du perso dans cette forme de luxure qui attire l'oeil.

plan large de l'appartement. Brandon acceuille une jeune prostitué La prostituése déshabille devant lui image blanche qui symbolise la lumière du jour dans l'appartement qui se reflète sur un mur très gros plan sur un bijou et le reflet de Brandon sur celui-ci

Contre toute attente, le personnage revient dans le champ et fait le chemin inverse sans s’arrêter devant son téléphone qui ressasse les mêmes messages de sa sœur. Il traverse le cadre de gauche à droite, se dirige vers les toilettes afin d’uriner pendant que la voix de la sœur (insistante) résonne encore dans le couloir en hors champ. Après avoir fini sa petite commission le personnage referme la porte de la salle de bain, en même temps que Sissy se résigne à le faire décrocher. Il n’y a aucun dialogue entre les deux, et nous comprenons qu’il refuse de lui parler par le simple biais de l’image.

plan large de l'appartement. Brandon passe devant le téléphone Brandon en train d'uriner Brandon ferme la porte

Il se retrouve alors à se masturber dans la douche, le miroir de la salle de bain opérant une symétrie le reflétant. Le personnage est renvoyé à sa condition d’homme emprisonné par son addiction. Il est ainsi enfermé dans le cadre des deux côtés, séparé par la limitation de la douche, donnant ainsi l’impression que la prison est autant mentale que physique. Son visage est flou sur le gros plan qui suit, faisant de lui un être qui s’efface au fur et à mesure de l’acte. Au lieu de devenir plus clair, de se nettoyer, le personnage se dégrade.

Brandon se masturbant dans la douche Gros plan sur Brandon dans la douche

Quand nous retournons dans la rame de métro, McQueen rouvre la scène avec gros plan sur le personnage de Fassbender, complètement flouté et peu discernable, comme dans la douche. Sa dégradation ne se limite pas à son chez-lui, mais à sa vie de tous les jours. Impossible de dire ce qu’il regarde, ni ce qu’il éprouve. Il apparaît tel une silhouette effrayante attendant de fondre sur sa proie. Le contre champ qui suit nous dévoile la jeune femme en face de lui dans la rame de métro, qui le regarde avec insistance d’un air un peu gêné, mais dans un plan rapproché à la poitrine cette fois, donnant plus d’importance à cet échange de regards. Elle lui porte désormais plus d’attention.

gros plan sur Brandon dans le métro. Son visage est flouté comme dans le plan précédent Gros plan sur la femme du métro

Nous revenons alors sur Brandon, cette fois complètement discernable. Il n’est plus flouté. Le personnage est passé à autre chose. L’acte de la masturbation n’aura suffi à calmer sa soif de sexe très longtemps. « Lavé » de cette absence d’envie il repart à l’attaque. Il est désormais cadré en plan rapproché poitrine également et les personnes autour de lui ont disparu du cadre. C’est un vrai dialogue entre les deux qui s’opère maintenant qu’ils sont tous les deux à la même « hauteur ». Il reste seul, ne la lâchant pas du regard alors qu’elle se décide enfin à répondre à son insistance par des sourires qui en disent long, mais toujours entourée d’autres passagers, comme pour montrer la différence de mentalité et de dilemme entre les deux. Lui est seul dans son cadre, n’est parasité par aucun élément autour de lui alors qu’elle, reste dépendante du monde qui l’entoure malgré le fait qu’ils soient dans la même valeur de plan.

gros plan sur Brandon gros plan sur la femme

La rame arrive à la station suivante et l’arrière-plan nous dévoile les personnes attendant sur le quai. Ce sont des silhouettes passant de droite à gauche qu’il ne voit même pas, son attention étant porté en face. Le contre champ sur l’inconnue la montre envieuse, mais ce sentiment sera de courte durée. Deux personnes traverseront le cadre, barrant le chemin de son regard. Cette barrière qui vient s’interposer entre les deux sera le premier signe évocateur d’une relation qui ne doit avoir lieu. Elle le quitte alors du regard. Alors que la rame redémarre, elle continue de fixer le sol, l’air pensive. David est maintenant en gros plan, rendant son regard encore plus insistant. Il est le seul élément de repère du plan, l’arrière-plan étant plongé dans la pénombre du tunnel, faisant de son visage le seul centre d’intérêt.

gros plan sur Brandon gros plan sur la femme une personne passe devant la femme alors qu'elle se mord les lèvres gros plan sur la femme, penseuse très gros plan sur Brandon

Steve Mcqueen nous montre alors les jambes de l’inconnue se croiser. Ce geste à priori banal est ici mis en valeur de telle sorte que le désir s’amplifie à mesure que la musique se fait plus lyrique. Dans un mouvement ascendant nous remontons sur son visage. Elle ne le quitte désormais plus des yeux. Il fait de même, dans le même gros plan qui précédait. Changement d’axe cette fois-ci avec un plan légèrement en plongé (marquant une rupture) sur la jeune femme, qui semble désormais hésitante. Elle se lève, et alors qu’elle s’agrippe à la barre nous découvrons qu’elle a une bague et est donc déjà engagée avec quelqu’un. Tout ce qui a précédé est remis en question. C’est alors que Brandon entre dans le cadre par la droite par surprise (il était assis en face et devrait arriver logiquement par la gauche), sa main agrippant à son tour la barre et superposant celle de la jeune femme. Le mouvement ascendant qui suit se concentre sur les visages des deux personnages. Elle finit par lui tourner le dos et la barre les sépare dans l’espace scénique (Brandon se retrouve encore enfermé).

plan sur les jambes de la femme la caméra remonte sur le visage de la femme gros plan sur Bandon, insistant plongée sur la femme, hésitante et prête à se lever gros plan sur la main de la femme et sa bague le même plan avec la main de Brandon juste a côté Brandon se tient derrière la femme

Les portes s’ouvrent et elle part de manière précipitée. David reste seul dans le cadre, comme enfermé sur la droite par la barre, l’empêchant littéralement d’entrer dans son espace. Le personnage décide pourtant de violer cette frontière entre les deux et s’élance dehors. La caméra le suit alors de dos, opérant un plan séquence à la fin duquel il finira par la perdre, ne parvenant à la trouver. Le fait que ce plan soit un long plan sans coupe nous montre la détermination du personnage. Sans coupe, il est à priori impossible pour McQueen de « tricher » et cette scène de « poursuite » finit donc par gagner en intensité. Ce qui frappe d'un coup est l'utilisation des couleurs, et plus précisément du chapeau de la femme. C'est littéralement le seul repère qu'à Brandon et le spectateur pour suivre la femme à travers la foule. Pourtant elle disparaît, passant hors champ pendant quelques secondes, suffisamment longtemps pour que Brandon soit perdu. Un mouvement de steadycam circulaire prolongeant ce plan séquence finit de nous montrer David continuer de la chercher dans le hors champs, en vain. Avec lui en très gros plan il ne peut se projeter dans l’espace et reste prisonnier. Il se rend à l’évidence et redescend les escalier, se fondant dans la masse et devenant aussi important que les autres usagers dans le cadre.

Brandon part à la poursuite de la femme la caméra suit Brandon à travers la foule continuité du plan la caméra opère un mouvement circulaire autour de Brandon, qui a perdu la femme de vue très gros plan sur Brandon Brandon descend les escaliers. la caméra ne le suit plus

Ce qui importe dans cette scène c’est bien cette capacité que McQueen a de raconter une histoire par le biais du mouvement, du placement scénique, de la musique et des regards. Aucun dialogue n’est nécessaire puisqu’il parvient à faire passer les émotions par la façon dont le corps de ses acteurs parvient à s’exprimer sans le moindre dialogue. Les choix de focale par exemple : courte pour les scènes se déroulant chez-lui, elles finissent par nous introduire ainsi dans son environnement et son « train-train » quotidien. Puis longue pour celle du train, afin de retranscrire l’érotisme qui en ressort. Les cadrages et valeurs de plan qui jouent sur les intentions de chacun, le travail sur le montage qui jongle habilement avec le passé et le présent afin de construire petit à petit l’histoire (qui plus-est, on est en tout début de métrage), la montée en musique… tout tend à faire de cette scène un grand moment de cinéma d’un érotisme et d’une sensualité rare. Tout n'est que mise en scène. Faire d’une telle scène (à priori banale) un tel sommet de rythme est en soit un exploit que seul McQueen et une poignée de cinéastes réussissent à mener. Rien de bien surprenant venant d'un réalisateur qui a commencé par la peinture. Quoi qu'il en soit, Shame est le genre de joyaux de mise en scène qui se fait rare de nos jours et mérite d'être étudié avec soin et la preuve que McQueen est un des metteurs en scène les plus fascinants de ces quinze dernières années.