Captain Cinéma

Le bon tempo (bis)

Cérémonie des Oscars, février 2017 : Damien Chazelle, l’homme derrière WHIPLASH et LA LA LAND reçoit la statuette du meilleur réalisateur. Une consécration arrivée très vite (on rappelle que Chazelle a 32 ans et n’a réalisé que trois films) et qui a propulsé le metteur en scène sur le devant de la scène, quand bien même c’était déjà le cas depuis son fabuleux WHIPLASH. Déjà récompensé pour ce dernier, Damien Chazelle était reparti travailler sur un projet qui lui tenait beaucoup à cœur, à savoir une comédie musicale avec Ryan Gosling et Emma Stone. Une entreprise de longue date que le réalisateur a mis près de six ans à concrétiser. Car aussi glamour que soit la comédie musicale dans l’inconscient collectif, proposer un film qui utilise le genre pour raconter une histoire contemporaine en s’affranchissant d’un certain nombre de codes connus du grand public constituait, pour les studios, un risque considérable susceptible de justifier leur frilosité ; et ce d’autant plus que le genre en lui-même n’était pas au top de sa forme. Qu’à cela ne tienne, Chazelle est un réalisateur optimiste et tenace, et le succès de WHIPLASH a ouvert des portes qui jusqu’à présent refusaient de s’ouvrir.Comment le réalisateur a-t-il donc réussi à mélanger deux époques sans pour autant transformer le tout en best of pour les nuls ?

"C’est vraiment un film qui est né de la combinaison de plein d’autres films, donc il y avait toujours cette voix ou cet avertissement dans nos têtes qui nous disait de ne pas tomber dans la caricature, de faire une galerie, un musée, un best of. Et je pense que la clé, la façon dont on a essayé d’échapper à ce problème, c’est tout simplement, à travers les émotions, en rendant le tout très terre à terre." Damien Chazelle

Afin d’éviter le piège du film copier-coller qui joue sur une nostalgie facile et opportuniste Chazelle applique un ton délibérément sobre qui l’empêche de tomber dans les extrêmes que sont l’exubérance surfaite et l’odeur de sapin. Cette direction s’explique par l’envie de Chazelle de rester le plus personnel possible (et donc garder une certaine distance) tout en puisant dans des œuvres qu’il considère comme charnières. On sait le réalisateur très féru de cinéma français et c’est dans LES PARAPLUIES DE CHERBOURG (référence assumée par le bonhomme) qu’on retrouve la véritable inspiration du metteur en scène, dans cet équilibre entre onirisme et réalisme qui ramène constamment les personnages à une réalité pas toujours rose. On comprend alors son choix de se tourner vers la mélancolie d’un Jacques Demi, qu’il place très haut dans son estime. C’est d’ailleurs dans ses moments les plus dramatiques que LES PARAPLUIES DE CHERBOURG fonctionne le mieux, tels ces adieux déchirants à la gare illustrés par une caméra qui par le biais d’un travelling arrière met de la distance entre les deux personnages avant que Geneviève se lève et se jette dans les bras de Guy, comme si elle refusait d’être dominée par la mise en scène et ce qu’elle implique. Dans LA LA LAND les personnages sont eux aussi prisonniers des choix qu’ils doivent faire et des dilemmes qui en découlent. Le but de Chazelle est ainsi de faire coexister la magie du musical et des moments plus intimes. Le film va donc lentement changer de ton : la première partie très légère va laisser place à une deuxième presque dénuée d’humour.

"Tout n’est pas parfaitement éclairé comme dans les films de la grande époque hollywoodienne. Ils auraient utilisé un éclairage beaucoup plus intense et fort pour tout mettre en valeur pour que vous ne ratiez rien. Quand Ryan Gosling est sur le ponton il est assez sombre sur certains passages. On a utilisé un ballon éclairant pour le couvrir, mais sinon la lumière vient surtout des lampadaires. Linus Sandgren

Cette sobriété se retrouve dans le ton mais également dans la grammaire cinématographique déployée. Si les couleurs qui attirent l’œil répondent évidemment présent et si certains passages musicaux rappellent les grands classiques du genre, Chazelle et son directeur de la photographie Linus Sandgren ne tombent jamais dans un dévergondage qui sentirait le formol. Cela se traduit à l’écran par une photographie moderne qui contient certes les gimmicks à la Jacques Demi mais de façon moins exubérante et régulière, et sans retouche aucune au niveau de la colorimétrie. Par exemple le ciel lors de la scène de danse sur la colline ou le passage sur le ponton comportent de vrais ciels que l’équipe devait mettre en boite chaque jour pendant seulement trente minutes. Faire preuve d’une véritable identité tout en affichant ses inspirations (ou même citer son propre travail : le thème musical de GUY AND MADELINE ON A PARK BENCH est réutilisé ici) : tel est l’exercice d’équilibriste que le réalisateur et son équipe ont tenté. Le choix de ne pas faire chanter les acteurs tout du long comme dans les films de Demi (Chazelle dit lui-même avoir été déconcerté la première fois qu’il a vu LES PARAPLUIES DE CHERBOURG et ses textes intégralement chantés) et de traiter de la confrontation entre deux personnages dont les idéaux vont être mis à rude épreuve face à la nécessité des compromis montre l’envie de Chazelle de placer LA LA LAND dans un registre plus dramatique que prévu, quitte à jouer sur cet aspect de façon brutal. Si le carton « hiver » du début apparaît presque comme un gag, celui de l’automne est une grosse gifle qui arrive sans prévenir (le cut rompt avec toute l’ambiance sonore) et annonce le drame. C’est donc par le biais des émotions mais également du montage et de tout ce que comporte la mise en scène (et ce qu’elle amène en terme d’émotion) que LA LA LAND se démarque de ses modèles.

Mouvements et Images

"C’est grâce aux mouvements de caméra de AMERICAN HUSTLE que j’ai capté l’œil de Damien. Il savait qu’il voulait que la caméra raconte l’histoire de façon physique et interactive. C’est comme l’improvisation dans le jazz. La caméra et ses mouvements fonctionnaient vraiment comme un instrument qui travaillait avec la musique et les acteurs." Linus Sandgren

Damien Chazelle a toujours été un adepte du mouvement au cinéma et ce depuis ses débuts. Tourné en 16mm noir et blanc dans un format 4 :3, GUY AND MADELINE ON A PARK BENCH contenait déjà en 2009 tout le cinéma de Chazelle, que cela soit d’un point de vue thématique ou d’un point de vue visuel. LA LA LAND représente ainsi l’apogée du style du réalisateur et la conclusion cohérente de cette trilogie entamée en 2009. Du 4 :3 en noir et blanc le metteur en scène s’est ouvert au scope avec WHIPLASH avant d’agrandir encore plus son cadre avec l’utilisation du grand angle dans LA LA LAND. C’est tout un siècle que le réalisateur a voulu filmer tout en restant fidèle au style qui le caractérise. L’une de ses marques de fabrique est ce fameux travelling fouetté (« whip pan » en anglais) qui alterne entre deux personnages. D’abord introduit dans GUY AND MADELINE ON A PARK BENCH il sera ensuite repris dans le final de WHIPLASH et dans une scène extrêmement similaire de LA LA LAND. Le plan est alors vecteur non seulement de mouvement (et donc par extension d’énergie et de rythme) mais aussi d’accomplissement pour les personnages. Si sa portée dramatique dans GUY AND MADELINE ON A PARK BENCH est très légère voir inexistante, elle est extrêmement importante dans WHIPLASH et dans LA LA LAND. Dans le premier les deux personnages font le choix de travailler ensemble pour la première fois après une heure et demi d’engueulade, et dans le deuxième le couple ne fait littéralement qu’un et ne semblera plus jamais aussi complice par la suite :

On voit donc que le projet de mise en scène de Chazelle est non pas une démonstration technique vaine mais une façon d’accompagner les émotions de ses personnages via les images et le mouvement. C’est en utilisant des effets de ce genre que le réalisateur oppose ses deux rôles principaux et fait évoluer la dramaturgie. Dans la première partie du film le personnage d’Emma Stone est ainsi dépeint comme un être en quête de reconnaissance, fantasme véhiculé à l’écran par l’utilisation du travelling circulaire qui transforme une fête assez banale en véritable moment d’euphorie collective avec les invités dansant autour de la caméra. Plus tard c’est le personnage de Ryan Gosling qui aura le droit à un plan similaire mais cette fois-ci le mouvement ne mettra en exergue que la triste réalité de sa situation, avec ce restaurant et son ambiance morne. Elle est rêveuse et fantaisiste, il est rationnel et très terre à terre. Cette construction toute en contrastes caractérise tout le projet de Chazelle qui oppose systématiquement deux visions très différentes de l’art. Dans WHIPLASH c’était l’élève et le maître qui s’affrontaient. Dans GUY AND MADELINE ON A PARK BENCH et LA LA LAND ce sont les figures de l’actrice en quête de gloire et de l’artiste qui veut élever son art qui sont mises en avant. Leur rencontre est l’occasion pour Chazelle d’adapter sa mise en scène selon le point de vue des personnages et de les faire s’affronter. Lors de l’introduction sur l’autoroute Mia est dévoilée via un long travelling qui finit en plan fixe. Quand nous adoptons le point de vue de Sebastian dix minutes plus tard c’est par le biais d’une caméra portée et d’un plan bien plus resserré que nous revoyons ce passage. L’intrusion du monde de Sebastian dans celui de Mia (Chazelle coupe un plan sur Mia par ce plan du klaxon) est brutale et bien moins glamour qu’espéré.

Ce combat perpétuel entre ces deux extrêmes sera à son apogée aux deux tiers du film. Les deux commencent à discuter des choix qu’ils ont faits jusqu’à présent. Le dialogue est tout ce qu’il y a de plus simple : plans rapprochés, gros plans pour mettre en valeur une réaction suite à une ligne de dialogue qui fait basculer la discussion dans un registre plus sérieux et dramatique. Ce qui une nouvelle fois se révèlera être intéressant est la rupture et la conclusion de cette dispute. Alors que la tension est à son maximum avec la réplique cinglante de Sebastian, la musique s’arrête, musique qui démarrait au début de la conversation et qui n’est autre que la chanson « City of Stars » chantée par les tourtereaux plus tôt dans le film. C’est ainsi tout le monde fantasmé de Sebastian et Mia qui s’écroule via l’accompagnement sonore. Cette rupture est alors suivie d’un changement de mise en scène qui tranche avec ce qui a précédé : Sebastian doit courir dans la cuisine pour voir ce qui ne va pas avec son four, et Mia reste toute seule à table. Le tout est filmé en caméra portée, procédé jusqu’ici absent de LA LA LAND, sauf… au début, quand ils se rencontrent sur l’autoroute et se font des doigts d’honneur avec ce même filmage caméra à l’épaule. Cette intrusion visuelle fait l’effet d’un choc. La relation entre les deux n’a jamais semblée aussi tangente et met en évidence ce qui semblerait être inévitable. Le cut brutal qui intervient pour clore la scène nous conforte dans l‘idée que ce qui vient de se passer ne sera pas sans conséquences pour les deux.

Alors que dans la plupart des films Hollywoodiens la parole prend désormais le pas sur l’image, Chazelle choisit de raconter ses histoires par le biais de la mise en scène et de la musique. Par exemple, les trois premières minutes de GUY AND MADELINE ON A PARK BENCH nous montrent (et donc racontent) la fin d’une histoire d’amour, le tout sans dialogues. Dans LA LA LAND Chazelle utilise le même procédé pour narrer le processus inverse à trois reprises. Alors que Sebastian et Mia viennent de se retrouver au cinéma, ils décident finalement de partir à l’observatoire Griffith. La séquence qui suit sera muette et seulement narrée à travers la mise en scène et la musique de Justin Hurwitz. Le montage dynamique durant le passage en été ne comprend pas non plus la moindre ligne dialogue. À la fin du film c’est encore une fois la naissance du couple qui est racontée par le prisme des images et du score, le tout sans un mot et en faisant évoluer les personnages dans un monde façonné par leurs souvenirs et leurs fantasmes. Mais les apparences sont trompeuses.

Les apparences

La comédie musicale a souvent été un formidable moyen de traiter des apparences, et c’est à l’aune de cette thématique que les influences de Jacques Demi et de CHANTONS SOUS LA PLUIE apparaissent d’autant plus évidentes. Dans les PARAPLUIES DE CHERBOURG la jolie boutique de parapluies rose bonbon est le théâtre de problèmes bien moins jolis que ce que laisse paraître la devanture du magasin. Problèmes d’argent, fille enceinte dans le plus grand secret… Geneviève et sa mère sont dans une situation délicate et l’apparente gaîté qui règne n’est qu’une façade pour garder bonne figure. Cette succession de malheurs est pourtant annoncée dès le début, avec ce générique en plongé qui voit défiler des parapluies et un bébé, bébé qui sera au centre du récit. Du rouge au bleu en passant par l’opposition jaune/noir le mouvement effectué par les passants est celui de gens se croisant mais ne marchant jamais ensemble, à l’exception justement des parapluies noirs à la fin annonçant la tragédie. Dans CHANTONS SOUS LA PLUIE on affiche aux yeux du grand public un amour factice et on ment sur la voix d’une actrice en utilisant une doubleuse dans le plus grand secret. Mais si ces deux longs métrages ont beaucoup en commun le film de Stanley Donen et Gene Kelly, formidable feel good movie qui se conclut sur la naissance d’un vrai couple de cinéma, est bien plus optimiste que celui de Demi. Au niveau du ton on voit donc que Chazelle se retrouve plus dans la mélancolie et le thème du regret qui traversent tout LES PAREPLUIES DE CHERBOURG que dans la bonne humeur des DEMOISELLES DE ROCHEFORT ou de CHANTONS SOUS LA PLUIE, même si LA LA LAND contient son lot de scènes célébrant la joie de vivre et que l’humour y est souvent présent. C’est la rupture que la conclusion de ces scènes entraine qui est intéressante et mérite d’être analysé.

"Avant ça pour moi les comédies musicales c’était la joie et le spectacle et rien d’autre. Et j’ai découvert à travers Jacques Demi que oui, les comédies musicales c’était la joie et l’espoir, mais que ça pouvait aussi être la mélancolie, le regret. La vie quoi." Damien Chazelle

La déjà célèbre introduction de LA LA LAND est un énorme numéro de danse filmé en plan séquence dans lequel les danseurs et chanteurs déclarent leur joie de vivre. L’ambiance est chaleureuse, les paroles positives (« and even when the answer’s no-or when my money’s running low-the dusty mic and néon glow-are all I need »), le temps magnifique, et le titre s’affiche soudainement, suivit d’un panneau « HIVER ». Premier mensonge à découvert qui intervient presque comme un gag. Quand Mia nous est présentée dans sa voiture la seconde d’après, elle est au téléphone. Sauf qu’elle est en fait en train de répéter pour son audition. Deuxième imposture. Toute une partie du film repose ainsi sur cette opposition entre attentes et réalité, pour les personnages comme pour le spectateur. Ce jeu sur les apparences et le mensonge commence dès la bande-annonce de LA LA LAND dans laquelle on peut voir le fameux baiser entre les deux principaux protagonistes, baiser qui n’est pas dans le film (du moins pas au moment où le spectateur l’attend) et est remplacé par un passage plus cruel et donc inattendu. C’est de cet équilibre entre cruauté et bonheur, entre fantasme et réel que naissent l’empathie pour les personnages et le capital sympathie du film. La construction de LA LA LAND apparaît alors comme un miroir renvoyant constamment les personnages et leurs rêves à la triste réalité. Après la scène de danse à la piscine et sa conclusion sur le feu d’artifice c’est un plan sur un panneau de stationnement qui indique qu’il est interdit de stationner ici à certaines heures, ce qui laisse Mia seule et sans voiture. Cet enchaînement de contradictions est tout autant un ressort comique que dramaturgique et fait office d’illustration d’un parcours semé d’embûches qui se rapproche plus de la réalité que d’une quelconque fantaisie.

Quand les deux tourtereaux dansent avec les étoiles à l’observatoire, ce ne sont pas eux mais des danseurs professionnels qui les doublent le temps d’un plan. Malgré l’impossibilité de voir le visage des acteurs on voit bien que ce ne sont pas Ryan Gosling et Emma Stone qui dansent. À la fin de l’histoire, les deux se retrouvent pour danser une ultime fois. La scène est onirique, irréelle, ponctuée de nombreux clins d’œil (LE BALLON ROUGE passe faire coucou le temps d’un plan) et pourtant ce sont les acteurs qui sont ensemble pour cette dernière danse. L’ambigüité est totale : la réalité fantasmée se révèle presque plus vraie que ce qu’ils ont vécus. D’abord onirique, burlesque et fantaisiste, la mise en scène se fait plus terre à terre, le réalisateur allant jusqu’à copier une scène intervenue juste avant en remplaçant juste un acteur. Cependant, si WHIPLASH et GUY AND MADELINE ON A PARK BENCH se finissaient sur un dernier plan rempli d’ambigüité, LA LA LAND ne laisse aucune place au doute avec un Sebastian qui se remet au travail et le carton « THE END ». Une façon peut être pour Chazelle de boucler la boucle une bonne fois pour toute sur sa trilogie musicale. Après tous ces doutes, ces mésaventures, il est temps pour le réalisateur de passer à autre chose. C’est dans ce mélange de nostalgie et de mélancolie, d’amour et de haine que les films de Damien Chazelle puisent leur force, ce dernier dépeignant la nature humaine dans tout ce qu’elle a d’imprévisible, de complexe, de cruel… mais en oubliant jamais d’en souligner aussi la bouleversante fragilité lorsqu’elle se cogne à la dureté de la vie.