Captain Cinéma

Joe Johnston et le hors-champ

Joe Johnston fait partie de ces réalisateurs qui au fil du temps ont réussi à se créer une communauté de fans autour de leur personne et de leur cinéma. Mais qu’est-ce qui fait que Joe Johnston, sans atteindre la popularité des grands, est considéré par de nombreux cinéphiles comme un réalisateur attachant, ou un « honnête artisan » ? Est-ce ses choix de films, la nostalgie, son passé, ou ses choix de mise en scène ? Un peu de tout ça à vue d’œil. Les débuts de Joe Johnston en tant que directeur artistique sur Star Wars et Indiana Jones lui valent tout de suite un capital sympathie indéniable. Et ce travail minutieux sur l’aspect visuel de ses films se retrouvera par la suite, avec un style rétro qui reviendra plusieurs fois dans sa filmographie. Difficile de ne pas associer le réalisateur à cette charte visuelle dès qu’elle apparaît au cinéma. C’est cet amour d’un cinéma révolu et forcément teinté d’une nostalgie certaine ainsi que cette attirance pour le travail bien fait à la main loin des décisions marketing de notre époque qui rend Joe Johnston si particulier.

"Je ne peux pas dire que je recherche particulièrement des sujets qui se déroulent à cette époque, mais j’ai eu effectivement la chance d’être impliqué dans des films où j’ai pu utiliser les merveilleux designs des années 30 à 40, que j’aime tout particulièrement. J’ai l’impression que les gens accordaient alors beaucoup plus d’importance à l’aspect des choses, au design. Tout cela se reflétait dans l’esthétique des voitures, des avions, des vêtements, du mobilier. Tout semblait plus élégant, plus confortable, plus accueillant. On avait le sentiment de voir des œuvres d’artistes, plutôt que des compromis fonctionnels validés par des comités de marketing." Joe Johnston pour Effets-speciaux.info

Mais à y regarder de plus près, le metteur en scène, sans avoir un style de mise en scène tout de suite reconnaissable (ce qui peut lui être reproché), a pourtant su appliquer des concepts et un projet de mise en scène durant toute sa filmographie. Et une des techniques de mise en scène qui revient quasiment dans chacun de ses films n’est autre qu’une technique utilisée par entre autres… Steven Spielberg ! En effet, Steven Spielberg est passé maître dans l’art de suggérer plutôt que de montrer avec une utilisation du hors-champ imparable. En bon élève, Joe Johnston a vite compris que c’était en marchant sur les pas du maître qu’il sortirai de la normalité hollywoodienne.

On a tous peur de l’inconnu. Après tout, n’est-ce pas la raison pour laquelle on a tendance à avoir peur du noir ? Cette peur de ne pas savoir ce qui se cache devant nous, ou derrière nous, ce sentiment d’oppression qui fait qu’on a souvent envie de savoir, ou de voir, afin de se rassurer. Le hors-champ au cinéma est un formidable outil utilisé par presque tous les réalisateurs, mais c’est la façon dont il est utilisé qui fait la différence. Évidemment, le requin (ou plutôt l’animatronique du requin) des Dents de la Mer était une horreur sur le tournage et était la source de bien des problèmes, d’où le choix de Spielberg d’en montrer le moins possible. Mais dès 1971 avec Duel, Spielberg a vite démontré que tout son projet de mise en scène s’articulerait de toute façon autour de cette envie de suggérer plutôt que de servir les réponses sur un plateau. On ne verra jamais le conducteur de ce camion fou au final. Le hors-champ chez Spielberg a beaucoup de variations. Que cela soit pour dévoiler le héros et lui donner de l’importance (Indiana Jones), rendre le spectateur curieux (la campagne promo de Jurassic Park ou La Guerre des Mondes, avec les fameux dinosaures/aliens gardés secrets) ou tout simplement lui faire peur (les Dents de la Mer, encore La Guerre des Mondes), Spielberg a vite compris que c’est en faisant monter la sauce qu’il ferait forte impression. Mais qu’en est-il de Joe Johnston ?

Dès son premier film, Chérie j’ai Rétréci les Gosses, Johnston va jouer avec cette idée de l'inconnu et du hors-champ afin d’en faire l’enjeux même du récit. À l’écran, cela se traduit par des objets du quotidien qui deviennent de véritables dangers pour nos héros pris au piège dans l’herbe du jardin. Une tondeuse à gazon est ainsi filmée comme un monstre sorti d’un livre de Lovecraft, avec l’énorme gueule qui tente d’aspirer les enfants. Quand un papillon arrive au-dessus d’eux, c’est d’abord le bruit dudit papillon qui se fait entendre, puis la réaction des enfants conscient du danger qui arrive, avant de voir l’ombre de l’animal, puis l’insecte en lui-même volant au-dessus. Par le biais de sa mise en scène, Johnston suggère quelque chose, puis récompense le spectateur. C’est le principe du payoff, qui introduit quelque chose, avant de dévoiler le sens de cette chose plus tard. Chérie J’ai Rétréci les Gosses ne parle que de ça : la peur de ce qu’on ne voit pas. L’enjeu même du film est de ne pas tuer les enfants (qui sont microscopiques, et donc qu’on ne voit pas).

Wayne Szalinski et Johan Schmidt, ou le savant fou selon Johnston

Quelques années plus tard Johnston fera peu ou prou la même chose avec Jumanji. Le hors-champ est ici primordiale ; le monde de Jumanji ne sera jamais visible pour le public. Tout se passe dans notre monde, et ce qui se passe dans Jumanji restera un mystère. C’est par le biais de la musique (les fameux tambours) que Johnston marque la proximité du jeu, et c’est par le biais du personnage de Robin Williams qu’on apprendra ce qui se cache à l’intérieur. Mais on ne le verra jamais.

À chaque fois que les dés seront jetés, il y aura un moment de calme pendant lequel on se demande bien ce qui va se passer. Et puis lentement, mais sûrement, le metteur en scène amènera la nouvelle scène d’action. Tout le monde se rappelle du troupeau qui charge. La raison semble évidente : il se passe presque une minute pendant laquelle la musique de James Horner monte crescendo et Robin Williams s’approche de la bibliothèque. Le bruit se fait plus fort, les livres et autres objets tombent, les personnages ne savent pas ce qui se cache derrière ce mur. Et la fameuse charge dure 45 secondes, soit autant de temps que la fameuse attente du début.

Jurassic Park 3, pourtant pas le plus aimé des films de la franchise, contient également nombre de passages qui contiennent du hors-champ directement hérité des précédents films de Spielberg. On est ici sur une utilisation très proche de celle sur Jumanji. Les personnages se retrouvent dans la fameuse volière, mais ne le savent pas. Le brouillard est partout, l’ambiance est pesante, et quand Eric traverse le pont le gros plan sur sa main qui s’arrête et le métal qui tremble est un direct indicateur du danger qui approche (en plus d'être une marque de frabrique de la franchise). Alan Grant regarde autour de lui et aperçoit l’envers du décor qui peu à peu se dévoile. Le spectateur reçoit alors plusieurs informations, par le biais de Grant, et par le biais du son sur le pont. Ce qui arrive est clairement hostile, et l’apparition du ptérodactyle, qui avance lentement hors de la brume, est clairement horrifique.

Le procédé est utilisé constamment dans Jurassic Park 3. Les apparitions du Spinosaurus sont à chaque fois introduites par de longs passages ou le hors-champ est roi. La première attaque sur le tarmac est introduite par le cri du dinosaure, puis des coups de feu, avant de voir un des personnages courir dans la jungle. Plus tard, quand nos héros se rejoignent enfin près de l’énorme barrière, c’est l’incompréhension, puis le bruit d’une sonnerie de téléphone qui dévoilent l’ennemie. On en revient toujours à cette boucle de mise en scène terriblement efficace : le personnage ne voit pas ce qui se passe, puis il le voit mais pas le spectateur pendant quelques secondes. Le plan sur le Spinosaurus avec la sonnerie de téléphone en contre-champ n’en est que plus redoutable.

À titre de comparaison sur une franchise similaire, la première attaque de l'Indominux Rex dans Jurassic World part dans tous les sens : Trevorrow joue sur le point de vue au départ, mais ne sait jamais sur quel pied danser au final. Quand les persos voient le prédateur pour la première fois, le réalisateur utilise le point de vue... du dinosaure avec un mouvement de grue ascendant ! Et quand Chris Pratt est caché sous le camion, il nous le montre en plan large.

En 2011 Johnston revient à ses amours de jeunesse avec le premier Captain America. Les années 40 sont l’occasion rêvée pour le metteur en scène de revenir à une direction artistique qui fait tout de suite penser à Rocketeer. Mais qu’est-ce qui différencie le premier Captain America des autres films Marvel ? L’utilisation du hors-champ encore une fois. Pendant plus de deux heures le réalisateur va suggérer plutôt que montrer, et ce parti pris va constamment tirer vers le haut des scènes qui sur le papier sont assez banales. Crane Rouge va vite devenir la star du show, d’abord avec une introduction très Spielbergienne (le premier plan sur la voiture, puis les bottes, puis le plan à contre-jour) et très… Johnstonienne (l’arrivée du tank qui défonce le mur renvoi directement à Jumanji) !

Plus tard, Crane Rouge nous sera présenté sans son masque, mais à contre-jour. Impossible de voir à qui il ressemble, et le cadrage associé à la voix calme d’Hugo Weaving rend la silhouette aussi mystérieuse que menaçante. Nous n’aurons que des aperçus de l’homme : un gros plan sur sa main éteignant la lumière, et un plan sur la peinture ainsi que la réaction du peintre. Avant de partir Crane Rouge demande à Zola de commenter son portrait. La caméra opère alors un léger mouvement arrière avant de révéler le portrait… sans que le spectateur ne puisse le voir. Zola le voit, mais pas nous. « Un chef-d’œuvre » dit-il. Crane Rouge prend une dimension presque mythologique dans cette scène par le pouvoir de la suggestion. Il est un Dieu (la musique de Wagner appuie encore plus ce ressentiment), un être hors du temps.

À la fin du film, Peggy et Steve se parlent à distance. Steve est sur le point de cracher l’avion afin de sauver le monde, et leur dernière discussion se solde par un long plan sur Peggy alors que Steve est en train de parler. Il n’a pas le temps de finir sa phrase : l’avion s’est craché, mais on ne le verra pas. On reste sur Peggy, en larme après que la communication soit rompue. C’est tout l’aspect dramatique de la scène qui découle de l’utilisation du hors-champ ici. Et restant sur Peggy, Johnston décuple l’impact émotionnel de la scène. Du hors-champ nait la frustration, puis la tristesse.

Ces exemples sont des exemples parmis tant d’autres dans la filmographie de Joe Johnston. On pourrait par exemple parler des autres films du réalisateur, comme Ciel d’Octobre, dans lequel le père n’accepte pas le destin de son fils car il a passé sa vie sous terre alors que le fils veut monter vers le ciel (là encore, la peur de l’inconnu), ou Wolfman qui regorge de passages contenant du hors-champ. C’est vraiment ce projet de mise en scène qui fait que Johnston se démarque du tout-venant. Est-il le seul à l’utiliser? Certainement pas, mais le réalisateur a vite compris que c’est par le biais de ce procédé (entre autres) qu’un film passe de « bien » à « mémorable ». C'est là qu'est la force du cinéma de Joe Johnston : savoir utiliser des techniques connues de tous, mais toujours avec soin, parcimonie, et efficacité. Et quand bien même sa filmographie n’est pas aussi fabuleuse que celle de ses maîtres, elle contient suffisamment de passages inoubliables pour qu’une communauté de fans se construise. Initialement prévu sur le prochain film Narnia, Joe Johnston a finalement pris sa retraite lorsque le projet pris l’eau en 2018. Il laisse derrière lui une filmographie pas parfaite, mais à son image : attachante et finalement mémorable malgré des hauts et des bas. Le travail d’un « honnête artisan » donc. So long Joe, ce fut un plaisir.