Captain Cinéma

Introduction

Ndlr : ce dossier revient en détail sur Gone Girl et dévoile donc les nombreux rebondissements du long métrage de David Fincher. Il est fortement conseillé d'avoir vu le film avant d'entamer la rédaction de ce dossier.

De Se7en à Zodiac, le nom de Fincher reste associé avant tout au genre policier et plus spécifiquement aux thrillers. Si les récents Benjamin Button et The Social Network lui ont permis de s’attaquer à d’autres genres et par cela lui ont fait gagner en respectabilité (marquée par deux nominations à l’Oscar du meilleur réalisateur), c’est toujours lui que les studios viennent chercher dès qu’un projet de thriller prestigieux est en préparation. Ce qui semble logique car le réalisateur a consacré tout un pan de sa carrière à se placer dans une tradition du film noir, un Se7en évoquant tout autant les films du cinéma des années 50 avec ses inspecteurs en impers et ses lumières expressionnistes, que les reprises post modernes de William Friedkin (To Live and Die in LA), Alan Parker (Angel Heart) ou même Ridley Scott. Fincher s’est ainsi forgé au début de sa carrière une image de styliste de talent à l’esthétique très marquée jusqu’à arriver à Zodiac, autre sommet maniériste, mais ramenant cette fois au film d’enquête des années 70, comme Les Hommes du Président de Pakula. Si on a beaucoup appuyé sur l'évolution stylistique de Fincher depuis ce film sur le tueur du Zodiaque, The Girl with the Dragon Tattoo et son générique sur fond de Trent Reznor ramenait directement à Se7en, comme pour prouver que le cinéaste était encore là pour créer des imageries dark et pour réactualiser le genre policier. Que les producteurs envisagent de recruter le réalisateur pour adapter ce Gone Girl semblait évident : le roman est lui-même une sorte d’exercice de style maniériste sur le genre policier. Composé d’une alternance de point de vue entre un mari et sa femme, le livre joue avec les formes littéraires, du journal intime mielleux composé de souvenirs fantasmés au récit à la première personne du mari pour renverser à tout moment le statut des écrits. Les parties les plus à l’eau de rose se révélaient des pièges littéraires machiavéliques tendus par la femme, faisant du jeu avec les conventions une dynamique stylistique. Le récit nous faisait voyager au gré des conventions entre une femme disparue et un piège machiavélique tout droit sorti d’une Série Blême jusqu’à la femme fatale et l’enquête policière des romans noirs.

photomontage des films de Fincher

Le film de la logique

Autant de figures qu’avait déjà croisé Fincher, que ce soit des femmes fatales manipulatrices et mystérieuses (le final de The Game), des enquêtes policières médiatisées (Zodiac) ou des jeux de piste (Se7en, The Game). La transposition visuelle de ce récit dans lequel les apparences et conventions pouvaient être remises en cause dans chacune des phrases du récit ne pouvait que séduire celui qui avait adapté Fight Club et son narrateur schizophrène, tout comme de concrétiser la satire des médias et des modèles sociaux englobant l’oeuvre de Gillian Fish (là encore : Fight Club et sa « critique » sociale sur les apparences via le personnage de Tyler Durden). On voit bien la gageure qui a pu séduire Fincher dans le travail d’adaptation : Comment traiter ces fameuses apparences d’un point de vue cinématographique ? Si, à l’époque de Fight Club le réalisateur avait usé de toutes les artifices visuelles pour rendre visible l’invisible structurant le monde, dans une séquence « catalogue de ventes Ikea » par exemple, depuis Zodiac, tout cela a effectivement changé. Ce film aura été une étape importante dans la carrière de Fincher, constituant comme beaucoup de ces prédécesseurs un jeu de pistes obsessionnel. Sauf que cette fois on ne retrouvera jamais le tueur, et on ne pourra que s’en approcher. Cette proposition marquait aussi l’affirmation d’une rupture dans le style visuel du cinéaste : aux excès clippesques d’antan se substituait le maniérisme 70’s. Le ton se faisait plus réaliste, le rythme incertain, l’intrigue se diluait au gré des personnages. Aux mouvements marqués, travelling dans des anses ou au travers de tuyaux de Panic Room, s’était substitués des mouvements parfois tout aussi spectaculaires mais paradoxalement moins tape à l’œil, tel ce travelling surplombant le trajet d’une voiture avec une rigueur géométrique du cadre imparable. Sa grammaire cinématographique, depuis Zodiac, est de plus en plus épurée et précise à la fois, au diapason de l’intrigue « réelle » insondable et de son tueur méthodique présent partout et pourtant nulle part dans le cadre, distillant avec parcimonie et minutie ses effets. Cette méthode s’est encore plus affirmée avec The Social Network dans lequel l’obsession du personnage principal se développait pour et par un univers du tout virtuel. C’est dans ce même décalage entre un système qui nous rend décalé et qu’on participe pourtant à construire que va se situer la description du monde social et des apparences du dernier film du réalisateur. Le film se présente ainsi tout autant comme un retour aux sources au travers de son intrigue piège qu’une proposition parfaitement dans la continuité des derniers films de Fincher, notamment les surprenant Benjamin Button et The Social Network. D’ailleurs, comme dans ceux-là, le centre du film concernera un couple impossible et Gone Girl semble tout comme The Girl with The Dragon Tattoo un film sur le désir de rapports humains dans un monde médiatisé et opaque.

Nick Dunne à l'intérieur d'une voiture entourée par la presse

Un film de son époque (ou presque)

Le passé maniériste de Fincher aurait tendance à nous faire chercher dans Gone Girl des références illustres. Si le film se place dans la lignée des séries blêmes, notamment de Preminger (Angel Face et son drame conjugal en piège pavillonnaire) auxquelles on pense forcément dès qu’il s’agit d’une histoire de femme disparue depuis Laura. Sa voix off ironique d’outre-tombe pourrait évoquer Sunset Bld. Et ce premier plan sur une nuque blonde pourrait renvoyer à la Marnie d’Hitchcock dont on ne découvrait le visage que tard dans le récit (mais était-ce son vrai visage ?). Mais beaucoup plus qu’à ces thrillers illustres, c’est à l’univers télévisuel que renvoie de prime abord Gone Girl. On pense plus à la disparition de Laura Palmer (Twin Peaks), baignée dans les mêmes nappes synthétiques qu’à celle du film de Preminger, plus à Desperate Housewives qu’à Chaines Conjugales ou Sunset Bld lorsqu’on entend la voix off de la femme disparue. Le personnage de Nick (interprété par Ben Affleck) fredonne d’ailleurs la musique de Law and Order alors qu’il est interrogé dans le commissariat. Il faut dire que le genre policier est un des plus populaires dans les fictions du petit écran, et que les séries occupent aujourd’hui un terrain référentiel de choix, dans lequel on comprend même Fincher, réalisateur et initiateur de House of Cards. Dans son esthétique, Gone Girl ne dépareille nullement avec les canons télévisuels de l’époque et semble même s’en inspirer par moments. Le final en mini épisodes, rappelle les introductions de Law and Order et même plus généralement nombreux choix de découpages et de cadres nous ramènent à des images identifiables sans qualités spécifiques, tout comme cette banlieue pavillonnaire semble anonyme et terne. Jusqu’à son affiche, Gone Girl tente de transcrire le jeu avec les conventions d’une façon visuelle en décalant subtilement les canons de l’époque.

affiche du film

Sur cette dernière, on y retrouve une image glacée typique tout autant des derniers Fincher que de certaines fictions HBO ou Showtime, reprenant un code couleur habituel bleu/orange. Les visages, d’ordinaires plongés dans la lumière sont plongés dans une obscurité bleutée, annonçant le drame. Autre renversement : La disposition des deux personnages, se faisant dos, qui tendrait à faire penser à une affiche de mélodrame. Mais leurs regards semblent perdus. On ne sait s'ils se cherchent, ou s’ils se fuient. Ce sont comme des statues de cire, fixant bêtement la direction qui leur est donné. Une affiche mystérieuse en quelque sorte, avec des personnages mystérieux, dissimulant des secrets. Est-ce un drame, une comédie romantique, un thriller ? Dès la campagne promo Fincher affiche clairement ses intentions. Celles-ci se confirment dès la première image du film. On y est ramené directement au postulat « à la première personne » du roman: on est plongé dans une sorte de vue subjective du personnage de Nick nous faisant partager ses impressions sur sa femme tandis qu’il regarde sa nuque. L’image semble totalement déconnectée du reste du film, hors du temps, avec un visuel très publicitaire dans son approche scénique et photographique. Ce sera d’ailleurs pendant la majeure partie du film la seule véritable image du couple. Mais elle est d’entrée montrée comme une vision orientée par le mari (vue subjective et voix off oblige), qui y adjoint des pensées malsaines :

« Quand je pense à ma femme, je pense toujours à sa tête. Je m’imagine lui brisant le crâne, décortiquant son cerveau, essayant d’obtenir des réponses. C'est l'éternel question du mariage : à quoi tu penses ? Comment tu te sens ? Qu'avons nous fait ? Qu'est-ce qu'on va faire? »

La femme, comme si elle pressentait les idées noires de son mari, se retourne, avant de plonger son regard face caméra. A l’interrogation des idées de la femme se succède l’interrogation du regard de l’homme. Son regard, passant de la limite de l’effroi à une expression plus neutre et mystérieuse pose d’emblée la confusion des genres. Est-on dans une image romantique ou dans son détournement policier ? Et si c’était un peu des deux ? Un peu comme si les conventions se construisaient et se déconstruisaient en même temps, de la même façon que les regards du couple s’entre- nourrissent. Tout est à la fois conformisme et décalage et les personnages participent à cette étrangeté comme un contrat implicite passé entre les deux. A l’instar de The Social Network, toutes les images sont nourries et construites par un monde spectacle régis par les médias, les télévisions et écrans de toutes sortes, faisant se succéder à la « success story » de Facebook un magma médiatique et de trash-tv. Mais c’est la même mécanique qui permet à Fincher de concrétiser les ambitions littéraires de Fish en matière audiovisuelle. Le film n’est pas seulement un brillant exercice de style, il se permet des audaces et des ruptures qui en font une proposition essentielle dans le circuit des films de Fincher.

Amy face caméra

Les deux personnages et leurs regards participent à cette ambigüité des genres. Les 2h30 qui vont suivre seront l’occasion pour Fincher d’organiser la rencontre entre ces deux regards, rencontre qui était le centre des 3 précédents films du cinéaste. Et comme dans toutes les relations « amoureuses » du réalisateur, les membres du couple sont des « freaks », des êtres aux comportements parfois étranges, bien loin des conventions des genres concernés, se sentant étrangers à un monde qu’ils peinent à intégrer pleinement. Le couple devient alors une figure permettant la réciprocité dans le système pervers et conformiste dirigeant le monde selon Fincher qui résume ainsi son film : "Le film parle de cette idée que nous créons ces images narcissiques de nous-mêmes pour que les autres nous aime, voir dans certains cas les séduire. Et pourtant on ne se rend pas compte que les autres font la même chose" Si le jeu de décalage constant de Gone Girl met plus en valeur la part ironique et outrée de sa narration, il est aussi le système humain le plus troublant et intime que Fincher ai jamais traité dans sa filmographie.

La question du point de vue

Comme de nombreux films concernant des disparitions, Gone Girl semble se construire à partir d’un personnage manquant dont il ne reste que des photos ou des traces écrites. La trame est simple : Nick, un matin découvre son salon en désordre et se rend compte que sa femme Amy a disparu. Les médias s’emparent très vite de l’affaire et des affiches à l’effigie de la disparue ornent bientôt les murs de la ville, comme une énigme. La séquence pré-générique introduisant la femme semble marquer cela : « qui est-elle? » se demande le mari avant que le titre « Gone Girl » vienne envahir l’écran. Le personnage est annoncé comme disparu avant même que ça ne soit réellement le cas. Les premiers indices de sa disparition ne tiennent pas à la découverte du salon dévasté, mais à d’autres éléments dans le titrage, même sa disparition a été escamotée puisque l’action du film est introduite par un « Lundi, le jour de ». Le film s’ouvrait sur la voix off du mari et sa vue subjective; après le titre annonciateur, c’est lui que nous suivons rejoindre sa sœur Margo au pub. D’une humeur massacrante, il commande un whisky qu’il boit d’un coup en se rappelant que c’est son 5ème anniversaire de mariage. Alors qu’il souligne implicitement que leur union bat de l’aile, il lance son verre de whisky d’un geste violent sur le bar, qui vient quasiment percuter la caméra. A cette image venant fracasser les apparences, littéralement, vient répondre dans un cut celle de sa femme Amy son journal intime qu’elle nous déclame en commençant par « I am so crazy stupid happy ». Le contraste entre les quelques mots grommelés par Nick et la version idyllique du couple décrit dans les extraits du journal est saisissant. Cette rupture dans l’énonciation est déjà la réponse à la première image du film: si on voyait dans ce premier plan une possible vue subjective de Nick, Fincher introduit ce changement de narrateur par une vue subjective d’Amy.

plan du verre envoyé vers la caméra plan subjectif d'Amy qui écrit dans son journal

Le deuxième élément qui viendra annoncer la disparition d’Amy est paradoxalement l’apparition d’elle comme nouvelle narratrice de l’histoire. Si Fincher ne peut pas proposer d’énonciation à la première personne, il transcrit ce procédé littéraire au travers des raccords. Chacun des raccords entre le récit d’Amy et celui de Nick sera l’occasion de collecter des indices sur les intentions des personnages. Dès son premier flash-back, Fincher nous donne quasiment toutes les clefs : le récit de la femme est questionnable, montré comme subjectif. Dans le ton, il semble ironique, et il annonce déjà le jeu de pistes qui va avoir lieu. En effet, il se conclue sur un raccord cut entre l’image d’Amy en plein bonheur, jouissant sur son lit et une roue de Mastermind. Chaque flash-back d’Amy sera ainsi conclu par un cut brutal (alors qu’ils sont à chaque fois introduis par un fondu au noir), comme un dur retour aux réalités. Mais ce raccord est ambivalent: est ce que l’on montre la femme jouissant pendant que son mari la délaisse en jouant ? Ou montre t’on la femme entamant par ce flash-back un jeu de piste qu’elle va imposer à son mari ? Plus tard, un raccord encore plus ironique verra se confronter un baiser entre Nick et Amy et l’image de celui-ci au commissariat se soumettant à un prélèvement buccal d’ADN. Ironie encore, mais dans quel sens. Ce qui est ironique, est-ce que c’est le fait que la femme a disparu et laissé place à une enquête policière acculant son mari. Ou le fait que, comme il va le confirmer dans la séquence, Nick s’intéresse si peu à sa femme actuellement qu’entre l’embrasser ou avoir un test dans sa bouche, ça revient quasiment au même ? De toute façon, n’est-elle pas aussi froide et rigide ? Les apparences de l’un commencent là ou commencent les apparences des autres. La question est de savoir comment les (r)accorder.

Nick et Amy s'embrassent Nick se soumettant à un prélèvement bucal au commissariat

Les différents points de vue, qui s’entrechoquent, se contredisent, disséminent des fausses pistes ici et là et organisent l’ensemble de la mécanique policière. Le film ne cessera de proposer des jeux de renversement entre celui qui regarde et celui qui est regardé, celui qui contrôle l’autre et celui qui est pris au piège. Le miroir grossissant posé sur le couple fait que le monde entier semble dépendre de leurs mouvements d’humeur. Les personnages se manipulent autant qu’ils manipulent les médias. Dans tous les cas, le but est le même : donner la bonne image. Les personnages sont d’ailleurs explicitement montrés comme attachés à des modèles qu’ils ne peuvent dépasser, que ce soit dans le regard des autres ou pour eux. Comme cette Amazing Amy, héroïne d’une série de romans créés par les parents du personnage de Rosamund Pike, proposant des versions fictionnelles réussies des échecs réels de leur fille ? Les parents d’Amy, qui, dès leur première scène, font des remarques sur sa tenue ou lui demande d’aller les représenter auprès de bloggeurs et autres media. Ou encore Nick, ramené plusieurs fois aux comportement de son père, par sa sœur notamment (« Tu es un menteur infidèle tout comme Papa » lui lance-t-elle après l’avoir surpris en plein adultère). La foire médiatique entourant la disparition va avant tout mettre en valeur le fait que ce couple n’est qu’une construction, pris entre des modèles que tout rappelle mais qu’aucun des deux époux ne semble s’approprier. Dans un dernier acte quasi grotesque, les enquêteurs et les médias vont accepter non pas l’explication la plus sensée ou crédible mais celle qui correspondra le mieux à la version qui a été construite par les fantasmes que l’affaire a pu susciter chez tout un chacun. Une fois Amy disparue, il faudra reconstituer le couple mais chacun des points de vue des deux personnages ne semble se référer qu’à des modèles préexistants : Nick doit jouer au mari éploré alors qu’Amy dans son journal se replonge dans son passé heureux, dans un texte ressemblant à une chronique journalistique. Même s’il semble d’après l’interrogatoire de Nick, que les deux époux ne partageaient quasiment rien. C’est comme si ce manque d’image alimentait encore plus en plus la machine à fantasme. L’escalade dans la spectacularisation va aboutir au point de non retour lors d’une conférence de presse organisée par les parents et le mari en l’honneur d’Amy. Tout d’abord, les médias vont décrire le couple parfait que la famille souhaiterait présenter mais très vite la télé la plus trash commence à faire craquer le vernis à base de ragots racoleurs. Comment vont-il gérer les modèles chacun de leur côté et ensemble ? Alors même qu’on les voit se rencontrer, le premier sujet de conversation de Nick et Amy est de commenter l’image que projettent les gens qui les entourent et font des remarques sur la façon adéquate de se présenter.

La question de l'image

L’arrivée des médias dans l’intrigue ne va qu’exacerber et donner plus d’ampleur à cette question. Tout le monde s’entêtera à savoir le fin mot de l’histoire (spectateur compris) à partir de l’énigme de la femme et de ce couple. La police, la famille, le mari, la femme, tout le monde veut savoir le pourquoi du comment. Ceci prend la forme d’une thématique récurrente du cinéma de Fincher, la quête de la vérité et la perte de contrôle par le biais des images. On se rappelle par exemple du piège tout en illusion et en caméra de surveillance de The Game faisant perdre pied au personnage de Michael Douglas (qui dans la première partie du film posait la fameuse question « what is this ? » plusieurs fois), ou plus récemment de The Social Network ou l’on essayait de concrétiser via écran des liens qu’on n’arrivait pas à construire dans le réel. Zodiac traitait également de cette utilisation des média dans la quête de vérité (Et comme dans Gone Girl certaines informations communiqués se révélaient fausses, comme cette interview par téléphone dans laquelle on apprendra que ce n’était pas le tueur qui avait appelé mais un échappé de l’asile). Mais il ne faudrait pas croire que Gone Girl est un film sur « l’impact des médias ». Ces derniers sont là dans une logique de surenchère, sur un mode quasi comique pour devenir l’illustration ultime de l’image que l’on veut donner. Le journal intime se révèlera au final n’être aussi qu’une pure construction, construite sur la base de clichés et ne traduisant que très partiellement la réalité. En effet, alors que Nick est acculé, harcelé et amené plus bas que terre par les médias, nous découvrons qu’Amy n’est pas décédée. Au volant de sa décapotable elle affirme fièrement : Ce journal, les indices, elle les a créés de toutes pièces pour faire accuser son mari. Le crime de ce dernier est simple : son couple ne correspondait pas à l’image qu’elle s’en faisait. Il en est coupable et doit payer. Renvoyer la bonne image, celle que les autres espèrent. Dès la première conférence de presse, toutes les actions des personnages sont importantes, et le moindre sourire peut être fatal. Les parents d’Amy les prennent en compte, et leur discours est filmé comme un vrai échange lorsqu’ils s’adressent à la foule, en plus d’avoir plus d’espace que Nick, qui passé chaque contre champ sur les journalistes verra son cadre se resserrer de plus en plus. Il n’a même pas conscience qu’il doit donner une image adéquate et est seul dans son gros plan. Chacune de ses erreurs sera ponctuées par un plan sur les réactions autour de lui (le policier qui trouve son discours expéditif, sa sœur qui lève les yeux au ciel après son sourire).

La métaphore arrivera à son apogée lorsque Nick, étant certain que sa femme est encore en vie, se demande comment il peut la convaincre de mettre fin au piège diabolique qu’elle a dressé autour de lui. Pour lui parler, il ne restera que l’écran de télévision et pour y passer, il doit se préparer à donner une bonne image. Il va devoir à la fois convaincre le public et sa femme. Leur dire ce qu’ils veulent entendre. La séquence est probablement le moment le plus virtuose du film, orchestrant dans une même séquence l’ensemble des points de vue des personnages. Dès le début de l’interview, Amy fera une remarque sur la cravate de Nick (« J'adore cette cravate »). Il marque un premier point. A partir de ce moment le petit ami d’Amy (joué par Neil Patrick Harris) n’existera plus. Il passera la scène à lui jeter des regards, en vain. Il finira constamment en arrière-plan, à peine discernable, isolé de la conversation car privé de contre champ sur la télévision. Le seul moment où il attirera son attention sera en versant du champagne, faisant ainsi bien trop de bruit à son gout au vu du regard qu’elle lui lance. Elle ira même jusqu’à oublier sa présence en mangeant son dessert devant son nez. La scène montre juste un couple qui se parle, et c’est pourtant tout le mouvement du monde médiatique qui en est affecté.

Cette séquence permet au film d’amorcer son dernier tournant, qui marque les retrouvailles du couple. Après avoir sauvagement assassiné son petit ami dans une scène de meurtre très graphique, Amy reviendra à la maison, ensanglantée et donnant la version de l’histoire que tout le monde attend d’elle. Tout repart de zéro. La musique de Trent Reznor et Atticuss Ross va d’ailleurs dans ce sens, reprenant le thème de leur rencontre du début du film. Les deux se retrouvent sous la douche afin de se dire leurs 4 vérités. Plus de subterfuges, plus de mensonges (juste pour le temps d’une scène), ils se mettent à nues (littéralement).

Nick et Amy nues dans la douche

Après ce retour en fanfare, le couple est amené à donner la bonne image ensemble, à l’occasion d’une nouvelle conférence de presse. Le baiser de cinéma attendu par tout le monde, sera probablement le plus ridicule vu depuis des lustres. Sauf que les caméras ne verront pas Nick faire semblant d’embrasser sa femme (sur la joue qui plus est), contrairement au spectateur, placé derrière le couple dans le plan. Peu importe, la bonne image est donnée. Jusqu’à la dernière image, le couple ne cessera de s’interroger sur la nécessité absurde qu’ils ont à rester ensemble malgré tout ce qu’ils se sont infligé (mais bon « c'est ça le mariage » lui lance-t-elle à la fin) et la réponse sera sans équivoque : pour donner l’image qu’ils veulent donner, ils ne peuvent le faire qu’au travers du regard de l’autre. La fin du film, nous y reviendrons, déroule le récit quasi délirant des deux personnages principaux, freaks asociaux devenant un couple modèle et plein de beaux projets. À la fin, ils n’ont plus seulement conscience de l’image. Ils sont devenus celle-ci. Fincher l’illustre en cadrant cette image télé comme un vrai plan, et non comme un poste de télévision dans le cadre que des personnages regardent. Le ratio de l’image, passant de large à un format plus étriqué proche du 4 :3, enferme encore plus les personnages et scelle définitivement leur destin.

plan du couple à la télévision plan du coupe à la télé mais au format plus resserré

La question du couple

Si les caméras révélaient quelque chose, c’est que, quoi qu’on fasse, les gens projettent de toute façon sur vous. Et l’on se projette forcément par rapport à ça. C’est aussi vrai avec sa voisine, sa femme, une intervieweuse télé. Le seul choix qui reste, c’est donc de choisir le regard qui se porte sur nous au quotidien et par lequel on se projettera. Nous retrouvons la définition du monde social selon Fincher comme une confrontation de projections narcissiques créées pour les autres. Le couple, chez Fincher, a toujours été une question problématique. Dans Se7en, la femme s’adresse au collègue de son mari pour se confier. Dans Fight Club, le trio Tyler/Marla/narrateur témoigne de l’incapacité de se penser à deux. Depuis Benjamin Button, le centre de chacun des films du réalisateur de The Girl with the Dragon Tatoo tient dans la formation d’un couple impossible. Les freaks Button, Zuckerberg ou Lisbeth ont chacun tenté de se lier : la nouveauté de Gone Girl est de proposer la concrétisation d’un de ses « couples à part » dans sa filmographie. C’est d’ailleurs la changement le plus notable effectué sur l’intrigue du roman original : dans ce dernier, le mari n’acceptait le retour de la femme que pour finalement la tuer. Dans la version cinématographique, on assiste au contraire à la fabrication d’un couple. Pourtant, pendant la grande majorité du film, il n’y a aucune image des deux protagonistes ensemble en dehors des flash-back (imaginés à partir d’un certains point par la femme) ; le couple n’existe que dans les apparences ou dans un jeu de montage. Les dynamiques des deux héros se mélangent au gré de chacun des raccords les liant, au travers tout d’abord de ce qui semble être un jeu de chat et de la souris : qui a le dessus ? Le personnage de Nick, attaqué par les médias, se retrouvera encore plus en difficulté à cause de ses mensonges répétés qui éclatent au grand jour (« protect your nuts » annonce pourtant le t-shirt de sa sœur au début du film). Plus tard dans le film c’est Amy qui deviendra l’arroseur arrosé, passant de génie du crime à pauvre ménagère pathétique sans un sous, obligée de retourner auprès de son ex-petit ami fortuné. Comble de l’ironie : cet ancien amant la remodèlera afin qu’elle ressemble à l’image que lui se fait d’elle. Plus l’un maitrise, plus l’autre sombre. Cette obsession de la maitrise qui relie les deux protagonistes est inéluctablement reliée à une perte de contrôle : ils

Nick et Amy à la bibliotèque Nick et Amy au restaurant Nick et Amy s'embrassent Nick et Amy dans un ascenseur Nick et Amy se disputent

veulent maitriser ce qu’ils ne peuvent maitriser. C’est un des leitmotiv de la carrière de Fincher qui a trouvé une de ses meilleures représentations dans un film considéré à part dans la filmographie du cinéaste : L’Étrange Histoire de Benjamin Button. Dans celui-ci le personnage principal se retrouvait dès le départ dans une situation qu’il ne contrôlait pas (sa condition d’être qui rajeunit en vieillissant). Gone Girl se rapproche néanmoins plus de The Game et de sa conspiration qui dépasse son héros rangé dans ses convenances. Comme dans celui-ci, il s’agira d’apprendre une leçon. Et celle-ci sera double. Ils apprendront chacun à vouloir le retour de l’autre. Leur obsession de la maitrise est inextricablement liée à leur conjoint.

le livre d'Amy lors d'une soirée mondaine

La révélation progressive que les deux personnages sont effectivement atteints de troubles n’empêche pas l’ironie. Le final, dans lequel tout doit retrouver sa place, partie absente du roman devient ici un sommet d’ironie car, fondamentalement, les héros n’avaient jamais jusque-là réussi à paraitre conventionnels . Voir ces deux personnages-marionnettes (le couple a d’ailleurs son équivalent en pantins comme le héros de The Game) tenter de jouer la comédie humaine du quotidien a quelque chose de profondément étrange, drôle et sinistre. Le décalage entre ces figures de freaks et le rôle conformiste qu’ils finissent par jouer est cocasse, notamment lorsqu’ils se retrouvent à devoir jouer les couples parfaits par devant en s’injuriant par derrière dans une même séquence. Le personnage de Nick se place dans une tradition des quasi-autistes Fincherien à placer aux côtés du Zuckerberg de The Social Network et de la Lisbeth de The Girl with The Dragon Tatoo. Les trois sont des sortes de cas psychiatrique dans leur incapacité à comprendre et à adhérer aux conventions des relations sociales.Comme Zuckerberg, Nick doit être coaché par sa sœur (elle lui dit de ne pas prendre de douche avant d’aller à la réunion) ou par son avocat (lors de la scène des bonbons précédant son interview) pour avoir un comportement adéquat : ou sinon, il sourit aux mauvais moments, est incapable d’exprimer ses émotions, de parler de sa femme ou de son quotidien.

Nick se fait coacher par sa soeur et son avocat

Il a l’air totalement inactif, et la seule chose qui le motive est son obsession de mettre du sens dans cette historie, de résoudre l’énigme, comme un jeu, seule activité qui le définira. Son image semble lui échapper inexorablement, le personnage semblant aussi extérieur à lui-même qu’il l’est au monde. La réappropriation par les médias de sa personne nous le montrera de prime abord à distance de son image, mais quand sa femme sera revenue, il restera toujours aussi peu capable de jouer le jeu. Même quand il se parle à lui-même, face au miroir, sa voix ne semble pas assez assurée pour faire croire à un véritable discours intérieur : il semble plutôt qu’il est successivement en train de mimer le refus et l’acceptation, comme pour voir quelle image semblait la plus vraie sur son visage. Ou alors est-ce le peu d’assurance que le personnage a une fois qu’il n’est plus coaché pour s’exprimer ? L’ambigüité reste complète. La femme est tout autant un personnage logique dans la filmographie du cinéaste. Fantôme dressant un piège invisible (The Game), c’est un personnage se révélant visiblement atteint de troubles schizoïdes (Fight Club), et capable de manipuler le monde au mépris de toute vie humaine pour concrétiser ses désirs pervers. Ce qu'Amy partage avec Nick, c’est une forme de dissociation mentale, présente dans nombre de ses discours : elle ne veut pas être ce qu’elle est. Plus que tout, c’est finalement ce récit qui nous est conté au travers des flash-backs, avec une conclusion heureuse ou enfin le personnage vit sa vie. Mais sa vie n’est que la somme de plusieurs versions différentes, dans lesquelles elle s’inventait un statut à chaque relation. Elle veut faire croire qu’elle a disparu : elle est au passé, dans un flash-back imaginaire. Nous entendons sa voix résonner d’outre-tombe, sur un fond noir : nous découvrons sur le plan suivant qu’il s’agit de ses pensées actuelles, d’elle au volant d’une voiture. Vivre sa vie signifie forcément manipuler celle des autres, quitte pour cela à disparaitre de la circulation, se créer une nouvelle vie avec un nouvel accent et une nouvelle histoire. Tous les deux sont présents et absents, marionnettes de l’un et de l’autre. Plus que de les opposer, les effets de miroir sont plus là pour montrer que si chacun de leur côté, ils ne semblent pas pouvoir véritablement agir avec sens (le personnage de l’avocat dira à Nick à la fin « you guys are the most fucked up couple I’ve ever seen »), ils sont réciproquement chacun le moteur de l’autre. L’ensemble du journal et même du jeu de faux semblants de la femme a été uniquement inventé pour le mari. Et la seule chose qui semble intéresser le mari, c’est de résoudre l’énigme, plus que de restaurer une image dont il aurait difficilement conscience si le jeu de piste n’était pas en place (il est de toute façon montré comme un gamin joueur, que ça soit avec une playstation, des jeux de société, s’amuse à gober des bonbons en plein vol pendant un coaching sérieux). Un des flash-backs confirmé par le mari se terminera sur une scène où Nick et Amy s’offre le même cadeau étrange. S’ils se reflètent en chacun d’eux, c’est qu’ils sont d’une certaine façon similaire.

L'ambiguïté selon Fincher

Le final proposant de voir le couple vivre au quotidien pourrait être vu comme un pur simulacre, dans lequel on s’applique à jouer un rôle uniquement pour soigner les apparences. Le film reprend d’ailleurs une esthétique tout en fondu au noir que l’on a déjà vu dans les flash-backs extraits du journal intime. Ils apparaissaient justement au moment où Amy inventait une scène qui allait définitivement condamner son mari. On pourrait y voir la victoire d’Amy qui a concrétisé son couple fantasmé, jusque dans ses pires noirceurs. Mais ce serait aller un peu vite. Le tournant qui enclenche cette dynamique finale ne tient pas dans un acte de la femme mais du mari. C’est lui, qui, à l’instar de son double fantasmé dans le journal intime, devient violent, les condamnant à devenir le couple conventionnel qu’elle souhaite, comme elle le lui rappelle ironiquement. Et lorsque sa sœur lui dit à la fin «Tu veux rester avec elle?!» en s’effondrant en larmes, le contre champ sur Nick silencieux suggère que c’est effectivement le cas. Si la structure en fondu enchainé peut faire penser à une sorte de rêve, ou encore un piège enfermant Nick, tout s’organise dans une logique de consentement mutuel : N’aurait-il pas pu dénoncer sa femme ? Ne l’a t-il pas ramené à la maison ? S’ils sont ensemble, c’est qu’ils le veulent bien. La relation apparaît grotesque, les raisons parfois incompréhensibles et vagues, mais c’est justement ce qui fait le sel des relations dans les films de Fincher. Le réalisateur le dit lui-même :

La façon dont le mari décrit son couple dans l’image finale est particulièrement savoureuse :« We’re honest to each other, Partners in crime ». La pique ironique du mari est un nouveau témoignage de l’équilibre étrange de ce couple. Alors que l’homme lance le « partners in crime » ("complices" en français), la femme le regarde étrangement avant de répondre avec un sourire étonné. Si la vie sociale est forcément un piège, qui est pris au piège de l’autre ? Qu’importe finalement. Alors qu’il vient d’annoncer à la présentatrice télévisée du reportage qu’ils vont avoir un enfant, cette dernière vient, comme le veut les apparences, féliciter la future maman, alors que le mari montre sa lassitude de jouer encore ce jeu au second plan. Ou sa lassitude du mariage ? On ne saura jamais vraiment. On en revient au premier plan du film. La femme est de nouveau allongée, sa nuque face à nous. L’homme continue de s’interroger, laissant presque penser que tout ce qu’on vient de voir était un rêve, tant tout paraissait outré. La voix off du mari relance les mêmes questions : « Qu'est-ce qu'on va faire? » On ne saura jamais vraiment les sentiments que chacun a pour l’autre, comme eux l’ignorent. On en restera à scruter, à savoir si tel sourire ou telle moue effectuée devant les caméras ou sous les regards de son conjoint au lit est vraiment sincère ou s’il est fait dans un but précis.